Comédie humaine
Comédie Humaine
– Allez la boulotte, tu as tiré au sort le thème, tu commences cette première session d’impro.
L’injonction ne m’était pas adressée mais me dérangea profondément. D’autant que le show sarcastique de son auteur durait déjà depuis deux heures, et la surprise du départ quant au ton employé, se muait en une fureur qui, me connaissant, pouvait me faire partir en vrille.
Après une longue présentation pompeuse de la teneur de notre cours, notre professeur s’était lancé dans une diatribe dont il ressortait que nous n’arriverions probablement à rien, chaque promotion permettant de dégager un bon élément tout au plus, et encore, les années fastes.
Mon sac, je glisse toute ma vie dedans, mais où est–il passé...?, tel était le thème dévolu à ce cours. Comment pouvions-nous en tirer une prestation qui, à défaut d’avoir du sens, aurait au moins de la tenue ? A cette interrogation que je me formulais à haute voix, ma voisine de banc soupira :
– Et encore, c’est mieux que l’année dernière, le premier jour nous avions tiré « Je suis un pot de Nutella vide »…
Effectivement , partant de là, je pouvais m’estimer heureuse du thème du jour.
– Mais c’est qui ce crapaud ? chuchotais-je, ajoutant « tu repiques ? »
– Arnaud Blanchet, ça ne te dit rien ? Troisième radis dans la pub Amora , et séducteur dans la série Au-delà des Etoiles. Et oui, je repique, à cause de ce con notamment, faut croire que j’ai la vocation chevillée au corps !
« Et peu de rancune » pensais-je.
La « boulotte » qui n’avait de rond que ses deux grands yeux apeurés, se leva péniblement, raide et gauche, et n’eut même pas le temps d’atteindre la scène avant de se faire renvoyer à sa place par un cinglant :
– Pauvre godiche, inutile d’aller plus loin
Puis se succédèrent d’autres candidats désignés : un garçon qui aligna six phrases avant d’être stoppé par une bordée de critiques acides ; un autre élève coupé au bout de trente secondes ; une femme qui alla miraculeusement au bout de son exercice, avant d’être remerciée d’un « pitoyable » lâché du bout des lèvres. Et enfin un dernier garçon, dont les yeux rieurs n’eurent le loisir d’exprimer leur palette prometteuse, car interrompus par un couperet :
– Tous trop nuls, on arrête. Demain, même lieu, même heure.
Là, était-ce la résultante d’une somme de vexations passées dont je n’avais eu conscience jusqu’alors, petits traumatismes infligés par des surveillants, animateurs, et autres éducateurs pervers en mal d’autorité ; ou la conscience aigüe que cette année de cours avait déjà coûté un bras à ma grand-mère, qui me l’offrait avec tout son cœur « pour vivir to rêves, pour lo foun, et sourtout emmerrrrder toun pèïre » ; ou encore la réponse en creux à mon mantra favori selon lequel il est plus dangereux de subir que de risquer ?
Toujours est-il que je brandis un flingue hors de mon sac et, visant l’imbécile fat qui croyait nous tenir en respect par ses sarcasmes, je le mis, moi, en respect par ce qui fonctionnait à merveille dans un autre monde : un gros calibre. Méthode basique contre méthode sadique.
Tout en me félicitant que nous soyons le seul cours de ce début de soirée, (personne n’était alerté par les cris de l’assistance), je savourais la flamme de terreur qui s’était allumée dans le regard de ma cible, flamme dont l’intensité n’avait d’égal que la vague d’adrénaline jouissive qui se déversait dans mes veines.
Intimant à la petite chose qui se liquéfiait devant nous de s’allonger visage contre plancher, et tout en la gardant en mire, je retournais vers mon sac à main, et m’emparais de mon smartphone. De la main libre, j’écrivais dans le champ d’un SMS : « ne craignez rien c’est un factice, amusons nous » et tendais le téléphone vers la première élève à ma portée dont le visage s’illumina. Le téléphone passa de main en main et chacun se détendit tout en jouant le jeu de la terreur feinte.
Je demandais alors à ceux qui le souhaitaient d’imposer un thème d’impro au Crapaud, qui nous prouverait ainsi l’étendue du talent l’autorisant à nous humilier. Je gardais néanmoins un ton menaçant avec tous, afin que Blanchet reste persuadé d’être à la portée d’une arme réelle armant la main d’une folle furieuse.
Pauvre homme, pauvre petit homme…. Il suait, tremblotait, bafouillait, paniquait. J’avoue que je regardais même son entrejambe, espérant y voir une trace de miction incontrôlée.
Il dut jouer une sorcière bègue, un présentateur de JT amnésique, un enfant de 6 ans extralucide, un Alien dépressif et la cerise sur le gâteau d’anniversaire d’un centenaire.
Mais le temps pressait, j’avais une représentation de ma troupe amateur à honorer à la maison de retraite de Mémé. Il s’agissait d’une pièce policière où je jouais le rôle de la détective, accessoirisée d’un trench et d’un flingue factice que j’apportais.
– Bon, Monsieur Blanchet, nous avons tous d’autres activités qui nous attendent. Nous sommes bien d’accord, votre prestation était terriblement décevante ? Il opina vaguement et je poursuivais :
– Plusieurs d’entre nous ont filmé vos exploits. Si vous ne souhaitez pas les retrouver sur les réseaux sociaux, nous vous conseillons d’oublier ce que nous venons de vivre, et de présenter demain votre démission à la direction de l’école. Nous tous avons à y gagner, vous le premier.
Puis je rengainais mon joujou, après l’avoir tordu en deux devant les yeux médusés, puis furieux, de Blanchet. « Eh oui, le caoutchouc, ça peut être très souple ! » concluais-je. L’assemblée se dispersa dans les rires et congratulations, laissant Blanchet prostré à même le sol.
Dans le RER qui m’emmenait vers Mémé, je regrettais de ne pouvoir lui relater cette histoire. Même si elle dégonflait les pneus de son gendre, remplaçait le sucre par du sel au réfectoire, piquait les sonotones de ses co-pensionnaires sur leurs chevets, « pour le foun » me disait-elle avec son adorable accent, elle aurait désapprouvé mon geste, les armes, même en jouets, lui faisant peur.
Alors je me contentais, en la retrouvant, de la serrer encore plus fort que d’habitude sur mon cœur, l’assurant que oui, mon premier cours avait été « foun, vraiment foun ».
JC