« Premier Saut » en feuilleton !
Top-Topic est heureux de mettre en ligne le premier ouvrage d’une série intitulée « Les Visiteurs du Temps », destinée aux jeunes lecteurs à partir de 8 ans, et imaginée par Olivier Lunaires.
Ce tome, qui initie la série, a pour titre « Premier Saut ». Il conte les aventure de Thibault et Sacha, deux jeunes garçons tout à fait ancrés dans notre époque mais….
Episode 1
Néris-les-Bains, Mardi 5 juillet 2016, 18h30
Sacha et Thibaut venaient de finir une partie de tennis acharnée. Bien qu’il soit son aîné d’une année, Sacha avait difficilement battu son ami. Ce dernier jouait à la perfection, occupant facilement le terrain. Vif, il anticipait tous les coups de son adversaire. A vrai dire, Sacha avait eu de la chance, Thibaut glissa par deux fois sur des balles de match.
Ce début d’été était magnifique. Sacha venait de finir sa dernière année de primaire à l’école de Néris-les-Bains, la ville où il vivait. Il allait entrer en septembre au collège. Il était heureux mais aussi légèrement angoissé.
Il n’avait pas peur, non! Il connaissait déjà la plupart des élèves, le self du collège servant aussi de cantine pour la primaire. Il retrouvait aussi souvent des troisièmes ou des lycéens sur le stade synthétique de foot.
Il était simplement anxieux. Lors de la visite du collège, il avait bien vu que l’enseignement avec un instituteur n’existerait plus. Il serait remplacé par des heures de cours spécifiques avec un professeur pour chaque matière.
Thibaut lui n’avait pas ces soucis en tête. Il regrettait juste que Sacha passant au collège, il le verrait moins souvent en journée. Il craignait aussi un peu que son ami ne soit moins présent les soirs pour jouer avec lui, préférant les grands du collège. Dernier de sa famille, garçon unique avec deux sœurs aînés, il était à la fois exigeant et sélectif sur le choix de ses amis. Et Sacha tenait une grande place dans son cœur.
Rentrant exténués par cette fin d’après-midi, ils décidèrent d’aller chez Thibaut se rafraîchir avec une grenadine, et de jouer un peu à la console avant que Sacha ne rentra chez lui. Il était bientôt sept heures du soir, ils avaient encore le temps.
Tout en cheminant, ils jouaient à se faire des passes avec une balle de tennis au pied et à la main. Ils passaient devant les tombeaux mérovingiens, visibles par les pyramides de verre depuis la place de la République.
L’année scolaire s’était terminée pour les deux classes de l’école élémentaire avec une visite du musée de Néris ainsi qu’une leçon sur le patrimoine historique de la ville.
Sacha avait retenu que la cité thermale était peuplée depuis la préhistoire, mais que le développement de la cité s’était réalisé avec sa romanisation dès le 1er siècle de notre ère. Carrefour stratégique entre deux régions gauloises, les bituriges Cubes[1] et les Arvernes[2], la bourgade celtique Neriomagus[3] s’était transformée sous l’effet de la colonisation en un centre thermal du monde romain, Aqua Nerii[4].
Cela devait être fantastique, pensait Sacha. Une ville qui rassemblait des visiteurs venant de tout l’Empire. Il s’imaginait la vie romaine, luxueuse, avec des villas comprenant des bains privés, des légionnaires à cheval dans les rues, faisant régner l’ordre, et une multitude d’artisans prospères. Suite aux premières invasions Wisigoth qui pillèrent Aqua Nerii, la bourgade déclina dès 275.
L’insécurité dura plus de 150 ans, jusqu’au règne de Clovis qui rétablit un début d’ordre. La grandeur romaine s’estompa. Il ne régna plus que l’ombre des monuments antiques.
Le maître et la maîtresse avaient alors abordé la langue, non pas romaine comme l’avait prononcé fièrement Alex, mais latine. Ils avaient déchiffré des écritures romaines, mots et nombres. La plupart des élèves savaient déjà compter, lire et écrire, ayant appris soit à l’école, soit dans leur famille.
Les écoliers étaient étonnés de la part d’héritage du latin dans le vocabulaire français. Ils s’étaient amusés à rechercher les racines latines de nombreux noms utilisés quotidiennement : école, peuple, mais aussi les jours de la semaine, le nom des mois.
Tout en jouant à la balle, Sacha et Thibaut arrivèrent enfin au quartier du Péchin où vivaient Thibaut et sa famille. Sacha, perdu dans ses pensées, manqua une passe subtile de son ami. La balle passa sous le portail d’une maison et, manque de chance, entra dans la cave par un soupirail cassé. Le visage de Thibaut s’assombrit aussitôt.
- Hoho, tu viens de perdre ta balle !
- Pourquoi ? Il suffit de sonner et de la demander poliment. Nous n’avons pas cassé la vitre!
- Non, ce n’est pas ça, mais c’est une maison hantée! Nous ne voyons jamais personne, sauf une fois par mois lorsqu’une équipe de jardiniers coupe l’herbe du petit jardin abandonné. Régulièrement, nous entendons des claquements, bourdonnements et autres bruits. Mais ne voyons jamais personne.
Sacha haussa les épaules et sonna. Il n’était pas fier, persuadé que le propriétaire l’accuserait d’avoir cassé le carreau avec la balle. Sacha avait déjà été soupçonné dans son quartier d’avoir mis des cailloux dans une boîte aux lettres. Il n’avait rien fait, simplement l’accusatrice était une méchante femme qui n’aimait pas les enfants. Mais il l’avait mal vécu, lui qui avait toujours mis un point d’honneur à respecter tout le monde.
- Tu vois bien, j’ai raison, dit Thibaut au troisième long coup de sonnette.
Sacha regarda de plus près et vit alors que les volets étaient fermés et en mauvais état, de même que la porte d’entrée. Cela avait été autrefois une petite maison plutôt sympathique, mais il régnait une atmosphère de désolation : pas de fleurs, une herbe pauvre, tenant plus du foin que du gazon, le crépi de la maison était abîmé. La peinture écaillée du portail en fer laissait apparaître de grosses tâches de rouille. Sacha commença à penser que Thibaut avait raison.
Sa conscience le torturait. D’un côté il ne rentrait pas chez les gens comme un voleur, d’un autre côté sa balle était neuve…
Il sauta allègrement par-dessus le portail et alla jusqu’au soupirail. Il ne tint pas compte des récriminations que Thibaut faisait à voix basse et poussa le bâti de la petite fenêtre avec sa main. Le soupirail n’attendait que ce geste fatal pour rendre son dernier soupir dans un claquement sec.
- Tu es fou! Reviens tout de suite ! Cette maison est hantée. On va se faire massacrer, par les fantômes ou nos parents! Et je ne sais pas lesquels craindre le plus !
Thibaut était devenu blême : il ne savait plus quoi faire pour détourner son ami de ses idées aventureuses.
Ses derniers mots firent hésiter Sacha. Mais têtu, il suivit son idée première et se jeta les jambes en avant dans la cave au clair-obscur.
Il atterrit 80 cm plus bas. Il pourrait en ressortir sans souci, pensa-t-il. Le futur collégien avançait prudemment à la recherche de sa balle dans la pénombre. La pièce était propre mais lugubre. Il fut frappé de voir au plafond des toiles d’araignée, moisies, blanches. Le plus impressionnant était les araignées elles-mêmes, figées pour l’éternité. Elles étaient à moins d’un mètre de sa tête.
Il ne risquait rien, mais n’en menait tout de même pas large. Il frissonna longuement et fit le tour de la pièce presque vide. Elle ne contenait que quelques morceaux de ferrailles, de carcasses d’appareils électroniques éventrés, de toutes les formes et toutes les tailles, anciens et rouillés.
Soudain un bruit le fit sursauter :
- AAAAHHHHHH, au secours !!!!
C’était Thibaut qui venait de descendre, mais n’avait pas eu la même chance que Sacha. Il s’était pris les mains dans une toile d’araignée et l’occupante de celle-ci semblait le fixer. Il parvint cependant à s’extraire de sa prison gluante.
- BBBRRRR ! J’ai eu la peur de ma vie. Tu es malade ou quoi de venir dans cette maison !! Remontons ! Je te donnerai une balle neuve !
- Non, d’ailleurs je l’ai retrouvée, annonça triomphalement Sacha en brandissant un trophée jaune mais poussiéreux.
Il faisait face à une porte en fer en mauvais état, rongée elle aussi par la rouille. Décidément, se dit-il, tout tombe en ruine dans cette maison. Il était temps de faire demi-tour.
C’est alors qu’un bruit, un claquement sec suivi d’un bruit de décompression, comme de l’air fuyant à toute vitesse, perça le silence.
Leurs cheveux se dressèrent sur la tête, les poils de leurs bras se hérissèrent. Ils pâlirent et reculèrent d’un pas. Figés, ils ne savaient plus quoi faire. Fuir ? Leurs jambes refusaient de les porter. Ils soufflèrent doucement et se regardèrent.
Sacha avait son air d’entêté que Thibaut connaissait bien.
- Non, dit Thibaut, j’en ai assez vu ! Je sais à quoi tu penses !
- Nous sommes là et il n’y a personne, tu le sais. Profitons de la situation pour éclaircir ce mystère. Aurais-tu peur de te faire dévorer par quelque Hydre fantastique ?
- Non, bien sûr, grommela Thibaut.
Finalement il se rallia au projet de son ami. Pourquoi ne pas en profiter et être celui qui aurait découvert le secret de la maison hantée ? Et puis… ils sont deux… Seul, il n’oserait pas. Mais avec Sacha c’était différent, il lui faisait confiance.
Sacha mit la main sur la poignée qui joua, mais la porte ne s’ouvrit pas. Elle était fermée à clef, mais aucune clef n’était visible. De rage il tapa contre la porte, appuya tout son poids dessus.
- Thibaut, pousse avec moi !
Leurs efforts se soldèrent par un échec. La porte s’entrebâillait de cinq millimètres mais refusait d’aller plus loin.
- Laissons tomber, lança Sacha dépité.
Il regarda le maillot de Thibaut et se mit à rire.
- Ta mère te félicitera ce soir! Tu pourras toujours dire que tu es tombé sur la terre battue, mais je ne sais pas si elle te croira!
- Regarde-toi! Lui lança Thibaut en éclatant de rire. Tu t’es transformé en porte !
Le maillot de Sacha comportait non seulement de la rouille, mais aussi des écailles de peinture de la porte. Ces dernières étaient bien accrochées. Malgré un brossage énergique avec ses mains, il n’arrivait pas à rendre un semblant d’honneur à son vêtement. Ce sera sa fête en rentrant à la maison. Il décida de prendre le chemin du retour, lorsque son regard tomba sur le tas de ferraille. Il vit alors une barre de fer plat qui faisait à peu près la dimension que l’entrebâillement. Il la tira de l’amas de fer, se salit un peu plus les mains, et la pointa verticalement à son côté.
- .. environ un mètre cinquante…ça devrait aller! dit-il tout sourire.
- Que vas-tu encore inventer ? Tu n’en as pas encore assez fait pour aujourd’hui ?
- Non, nous ouvrirons cette porte! Et grâce à Archimède dit-il dans un grand sourire. « Donnez-moi un levier et un axe et je soulèverai la Terre », déclama-t-il du haut de ses onze ans, en se juchant sur la pointe des pieds et en bombant le torse.
Il glissa la barre de fer dans l’interstice que formait le chambranle avec la porte, s’arc-bouta sur la barre de fer et poussa de toutes ses forces. Thibaut se joignit à lui et poussa aussi. Tant et si bien qu’au bout de quelques secondes…
CLAC!! La porte s’ouvrit brusquement, laissant les enfants pénétrer plus vite qu’ils n’auraient voulu.
[1] Peuple gaulois installé sur la région du Berry actuel
[2] Peuple gaulois installé sur la région Auvergne actuelle
[3] Nom gaulois de Néris-Les-Bains
[4] Nom romain de Néris-Les-Bains
Episode 2
Aqua Nerri , Hodie est dies Lunae ante diem tertium Nonas Julias [1]
Fausta se réveilla ce matin inquiète, angoissée. Elle était ainsi depuis plusieurs semaines. Du haut de ses 12 ans, elle avait plus de problèmes que n’importe qui, estimait-elle en soupirant.
Elle était la dernière enfant du puissant potier Faustus. Ses frères étaient tous morts, en bas âge pour la plupart, à la guerre à Rome pour le dernier, ayant opté pour la vie militaire. Fervent soutien de l’empereur Aurelianus, il perdit la vie à Pavie, contre les barbares.
Son père était un riche potier. Il fabriquait et vendait lui-même ses articles. Il avait hérité l’atelier de poterie de ses ancêtres et produisait de la céramique locale. Bien sûr, le commerce n’était plus aussi florissant que du temps de son propre père. Autrefois ses poteries parcouraient le monde méditerranéen grâce au soutien de ses cousins romains qui venaient périodiquement en Gaule pour acheter et revendre des articles recherchés. Mais les routes à l’intérieur même de l’empire devenaient moins sûres chaque année.
« En ces temps difficiles qui ferait la fine bouche en ayant encore de quoi entretenir une belle villa urbana[2] ?», répétait sans cesse Faustus à sa fille.
Le premier souci de Fausta était l’entêtement de son père à vouloir la marier cette année. Il n’avait pas tort, songea-t-elle, à déjà 12 ans, la plupart des filles de bonne famille étaient mariées. Son père était en colère, car il aurait voulu qu’elle épousa Bratonos, riche citoyen romain, au mois de junis[3], mais elle avait refusé car elle ne faisait pas confiance à Bratonos pour lui assurer un avenir sans nuage. Il avait beaucoup changé depuis le temps où ils couraient ensemble dans les champs.
Fausta craignait qu’il ne la dépossède de son héritage une fois son père mort, et qu’il ne la répudie rapidement. Au contraire, en toute sagesse, elle avait demandé à son père le droit de faire un mariage Sine manu[4] afin de rester légitimement la légataire de son père et de gérer ses affaires en toute quiétude.
Au début du mois de Junius, Fausta s’était plantée devant son père et avait juré devant les dieux lares qui protégeaient leur foyer et leur famille depuis plusieurs générations, qu’on ne la posséderait pas, ni elle ni son père. Car le prix de la dot exigée par Bratonos n’était rien moins que la villa et le commerce de son père.
La situation était bloquée, elle savait qu’elle devait se marier car rester célibataire était très mal vue pour une jeune fille, et de plus elle devrait payer une taxe exorbitante dès la fin de l’année, en December[5] si elle persistait dans son célibat.
Le second sujet d’inquiétude concernait les nouvelles du monde romain qui n’étaient pas bonnes. Rome étant menacée jusque dans ses murs même, l’empereur Aurelianus[6] menait la guerre en orient, mais pas en Gaule où plus personne ne contenait les invasions barbares. Les Wisigoths[7] et les Francs[8] avançaient à grands pas. On les disait prêt à déferler dans la région avant la fin de l’année.
Pour ne rien arranger sa mère était morte l’an passé. Il ne restait qu’elle pour veiller sur la villa et son père. Ce dernier, un géant, s’était effondré brusquement lorsque son épouse chérie avait disparu, se transformant peu à peu en vieillard.
Ce n’était pas rien que de s’occuper d’une telle bâtisse. Chaque jour apportait sa peine et son lot de tracas. Elle se levait aux aurores pour répartir les tâches quotidiennes aux esclaves et gens de maison. Il fallait en premier gérer l’intendance pour nourrir tout son petit monde : son père, mais également leurs deux esclaves, et Eulalie, la vieille servante. C’était la mère de Fausta qui auparavant s’occupait des fourneaux. Eulalie faisait les courses et nettoyait les légumes, puis faisait le service. L’après-midi était réservé aux tâches ménagères, intérieures et extérieures.
Les esclaves avaient la charge d’assister Faustus dans son métier : ils cherchaient quotidiennement des fagots de bois pour alimenter le feu des foyers de cuisson. Ils s’occupaient d’aider le maître à cuire les céramiques, puis de les installer dans la petite échoppe qui donnait dans la rue.
Il fallait aussi mener les chèvres au champ, puis les traire le soir afin de fabriquer le fromage qui constituait l’expédient de base de chaque repas.
Aujourd’hui encore, ne voyant pas d’issue favorable à sa situation, elle se tournera de nouveau vers les dieux pour leur demander clémence et conseil. En attendant elle commencera sa journée par les bains puis ira à la cuisine afin de lister les victuailles nécessaires à nourrir sa famille et les esclaves de la villa.
Une journée bien remplie, dont le moindre grain de sable perturberait irrémédiablement la bonne marche. Fausta ne doutait pas que celle-ci, comme les précédentes, serait très longue. Elle ne savait pas encore à quel point le grain de sable serait grand…
[1] 5 Juillet 275
[2] Partie d’une maison destinée à accueillir son propriétaire, par oppositions aux parties communes qui servent pour l’exploitation.
[3] Juin
[4] La mariée est toujours sous la protection de son père
[5] Décembre
[6] Empereur romain Aurélien de 270 à 275
[7] Wisigoths : peuple goth venant de la mer noire
[8] Francs : peuple germanique qui donnera son nom à la France à l’effondrement de la civilisation romain
3ème épisode
Féerique ! C’était le mot qui venait à l’esprit de Sacha en voyant un fabuleux spectacle de lumières clignotantes, d’écrans petits et ronds et d’engins sortis tout droit des premiers « Stars Wars ».
Ils sursautèrent lorsque Sacha lâcha la barre de fer sans s’en rendre compte. Remis de leur stupeur, ils s’approchèrent doucement. L’ensemble occupait pratiquement toute la pièce, du sol au plafond, de la porte jusqu’au fond.
La salle mesurait environ trois mètres sur cinq avec une hauteur sous plafond d’un mètre quatre-vingt. Les trois murs opposés étaient occupés par d’étranges appareils électroniques. Le centre de la pièce contenait une plate-forme avec juste une petite console centrale. Le plafond était couvert par un gigantesque appareil faisant penser à un couvercle de marmite.
La petite console au centre de la plate-forme comportait un bouton-poussoir. On ne voyait que lui au milieu de ce fatras.
- C’est de la science-fiction, dit Thibaut. Crois-tu que les extraterrestres ont débarqué à Néris et se servent de notre ville comme base d’invasion ?
- C’est sûr, rigola Sacha, tous les curistes sont en fait des extraterrestres qui vont et viennent entre Vénus et la Terre !
- Genre ? Qu’est-ce que l’on fait ? Prévient-on la police, l’armée ? On ne peut pas laisser ceci sans savoir ce que c’est. Peut-être une bombe nucléaire qui va tout faire sauter ?
- Non, pas de danger. Mon père a le même matériel chez lui. Ceci est un oscilloscope. Ici trois vieux ordinateurs, des panneaux de leds[1], et là des afficheurs digitaux. A sept segments, crut bon d’ajouter Sacha.
Effectivement, ils avaient sous les yeux 3 afficheurs qui fonctionnaient parfaitement.
Le premier indiquait :
le second :
Et le troisième :
Seul le premier possédait une étiquette à peu près lisible, les deux autres étant effacées depuis longtemps. L’étiquette indiquait « DEPART ».
Sous les afficheurs étaient positionnées des petites manettes.
Sacha avait découvert une bibliothèque composée de documentations techniques datant des années 70 et 80. Des livres avec des milliers de références de composants électroniques, des schémas internes, de montages,…
Il remarqua un tout petit livre qui s’avéra être un manuel de traduction latin-français datant de 1959. Certainement pour de la traduction de mots techniques liés à l’électronique, songea-t-il. Il l’ouvrit mais fut surpris de ne voir qu’un simple dictionnaire. Les pages étaient cependant usées, il avait beaucoup servi.
Son regard fut attiré par un volumineux dossier rouge intitulé :
IMPORTANT : A LIRE SI QUELQU’UN TROUVE CE DOSSIER
Intrigué, il mit le dictionnaire machinalement dans sa poche, prit le dossier et l’ouvrit. La première feuille était datée du quatrième jour de juillet 1984.
Ce n’est pas « Stars War », mais « Retour vers le futur » songea-t-il en souriant.
L’écriture était partiellement effacée, jaunie. Beaucoup de pages étaient collées les unes aux autres, le dossier n’était pas exploitable sans un minutieux travail de séparation pouvant s’avérer fatal.
Sacha prit le parti de lire la première et la dernière page, enfin ce qui était lisible.
« Jean-François Guérin, physicien.
Le fruit de cinq années de recherches ardues est résumé dans les quelques pages qui suivent. Si vous trouvez ce livre c’est que j’aurai disparu, sans laisser de trace. Cela signifiera que mon expérience aura partiellement fonctionné.
Ce projet débute en 1979 lorsque je décide de travailler sur la théorie des « trous de ver », reprenant à mon compte les travaux de Flamm, Misner et Wheeler. L’université d’Harvard avait de son côté entamé divers travaux et je pressentais que je pouvais moi-aussi apporter ma pierre à cet édifice dont les fondations étaient justes posées.
Einstein ne le jugeait pas possible, mais je vous assur…le…vo……. »
Le reste de la page était illisible. Sacha tourna le dossier pour lire la dernière page, mais là encore l’encre s’était en partie diluée sous l’effet de l’humidité. Il put cependant lire la dernière ligne :
« J’appuierai ainsi demain sur le bouton de départ et si Dieu me prête vie, je franchirai l’ultime frontière jamais atteinte. »
Soudain, alerté par le silence qui était retombé depuis quelques secondes, il vit Thibaut, le dos tourné, jouant avec les manettes. Il ferma le dossier en hâte, le remit sur l’étagère et se précipita sur la plate-forme centrale en vociférant :
- Ne touche à rien, c’est dangereux !
Thibaut se retourna, honteux comme un enfant pris la main dans le pot de confiture, fit un grand sourire. Il revient devant la console centrale, et mit ses mains derrière le dos, l’air innocent.
- Oui, quoi ? on me demande ?
- Ne touche à…..
La voix de Sacha se perdit dans l’éternité. Thibaut avait par inadvertance appuyé sur le bouton-poussoir de la console centrale. La dernière vision qu’eut Sacha fut la valeur du premier afficheur : 12072016. La date du jour !
[1] “Light- Emitting Diod” en anglais ou ”Diode Electroluminescente” en français
Episode 4
Sacha peinait à ouvrir les yeux. Pourtant il devait se dépêcher, son père l’emmenait à la pêche aujourd’hui. Ou demain, il ne savait plus. Sa tête lui faisait aussi mal qu’un marteau-piqueur et son corps était endolori. Il avait rêvé…A quoi avait-il rêvé ? Ah oui, cela lui revenait. Il rentrait d’une partie de tennis accompagné de Thibaut et…
- Thibaut, cria-t-il en ouvrant grand les yeux, Thibaut où es-tu ?
- Ici, à tes côtés ! Et non tu ne rêves pas… Où sommes-nous ?
Les souvenirs revenaient à Sacha.
- As-tu comme moi rêvé d’une machine….
- …compliquée, compléta Thibaut, et de haute technologie !
- Mais alors où sommes-nous donc ?
Il est vrai que le paysage était dérangeant. Ils étaient entortillés dans un étrange buisson très épais. C’était le soir, il faisait encore jour et chaud. Ils entendaient des bruits étranges : un marteau frappait le fer sur une enclume, des chevaux hennissaient et s’ébrouaient, des gens parlaient et s’interpellaient…dans une drôle de langue.
Les alentours étaient curieux. Ils n’étaient plus dans cette cave étrange, “maudite” pensa Sacha. Ils étaient dans une grande propriété avec un joli terrain composé de buissons, parterres de fleurs, d’un puits sur leur droite avec une margelle au ras du sol. La propriété était entourée d’un grand mur de deux mètres de hauteur environ. Ils distinguaient sur leur gauche, après un atelier tout en bois, comme l’entrée d’une maison…bizarre. Le style était indéfinissable. Devant eux, des écuries d’où sortaient des bêlements de chèvres ou moutons et légèrement sur la droite en face, deux sortes de bassins couverts avec des planches en bois.
Le mur derrière eux était ébréché, comme si une partie s’était effondrée sur environ 50 centimètres, les pierres et la maçonnerie étant tombées de leur côté. Sacha ne souhaitait pas être à l’origine de cette dégradation, ses parents seraient furieux. Il ne se souvenait pas comment il avait atterri ici, il ne ressentait aucune douleur sur son corps.
Le plus surprenant était l’odeur des lieux. L’air sentait le crottin, l’humidité et un tas d’autres odeurs inconnues qui leur faisait froncer le nez et les sourcils.
Non, finalement, le plus étrange fut lorsqu’ils levèrent les yeux un peu plus haut. Derrière les écuries, ils virent en dehors de l’enceinte un énorme toit comme celui d’un ancien temple, soutenu avec cinq colonnes immenses. Les colonnes semblaient très récentes, comme si elles venaient d’être taillées. Le soleil reflétait ses rayons dorés sur le granit rose.
- Thibaut, ne bouge pas ! Tu m’écoutes cette fois-ci ? Chuchota Sacha, agacé contre son ami. Il se remémorait les événements précédents. Je ne sais pas depuis combien de temps nous sommes ici, mais il est certain que ce n’est pas Néris.
- Tu as raison, j’ai fait assez de bêtises, murmura Thibaut… La machine a dû nous transporter dans un autre pays. Ce n’est pas grave, les Français sont aimés partout… Enfin presque.
- Non, tu as tort, je ne pense pas que ce soit un pays lointain. Qui aujourd’hui n’a pas de voiture, de télévision, de téléphone portable ? Entends-tu un seul bruit de tout cela ? Et nous ne sommes visiblement pas au cœur de l’Amazonie.
Ecoute plutôt ce que j’ai trouvé dans la cave : un gros dossier qui mentionnait une découverte importante. Il était daté de 1984. Tu te rends compte : 1984 !
- Wahooouu , c’est vieux….
- Oui c’est vieux. Et l’inventeur disait que si quelqu’un trouvait le dossier cela signifiait que son expérience n’avait pas complètement marché. Car il devait, je pense, partir puis revenir. Mais cela a mal fonctionné et il n’est jamais revenu…
Les enfants furent pris de lassitude pendant que le jour tombait. Ils étaient complètement perdus, sans savoir quoi faire. La faim commençait à les tenailler.
- Thibaut, je t’ai vu bouger les manettes, reprit Sacha après un long silence. Qu’as-tu fait exactement ?
- Ah ça… Bon, le premier afficheur indiquait le cinq juillet 1984. Je pensais que c’était une horloge déréglée, je l’ai mise à la date d’aujourd’hui, le cinq juillet 2016.
- Et ensuite ?
- Rien d’autre. Le second afficheur bougeait tout seul. Il variait en fonction de chaque jour ajouté ou enlevé. il est passé de…attends….
- 624200, je l’avais remarqué en entrant dans la pièce. Et 2 pour le troisième afficheur.
- Il est passé de 624200 à 635888. Mais le troisième afficheur ne bougeait pas, il était à 2 et je n’ai pas touché sa manette.
- Purée ! Où sommes-nous ?
Féru de mathématiques, Sacha se mit à réfléchir sur la relation entre une date et un lieu hypothétique. Il se pinça fort, en étouffant sa voix pour être certain qu’il n’était pas en plein rêve. Non il ne dormait pas, il en avait bien conscience.
C’est alors qu’une idée démoniaque se forma dans sa tête : non pas « où » mais « quand ».
Il fit rapidement une division dans sa tête : 635888 divisés par 365, donne….1742. 2016 moins 1742 marmonna-t-il font…274. Je n’ai pas compté les années bissextiles…
- Je sais ! S’exclama-t-il en manquant de s’étouffer. Nous serions vers l’année 274 ou 275 de notre ère ! En pleine période romaine !
- Tu es fou ! Ce sont des bêtises ! La visite de la semaine dernière au musée t’a chamboulé la tête. Moi je sors et vais réclamer un téléphone pour appeler ma famille !
- Non, attends ! Je te dis que ce qu’il y a autour de nous ne peut pas se trouver dans notre vie quotidienne. Réfléchis ! Quel pays tempéré utilise encore des constructions comme celle-ci ? Regarde les bâtiments, les toits, sont-ils normaux ? Comme moi tu as eu la chance de voyager un peu, as-tu vu ceci autre part que dans des ruines ? Et ce toit et ces colonnes en face ? Nous ne les rêvons pas. Rappelle-toi les fouilles archéologiques en cours à côté de chez toi. Un temple, Thibaut, un temple !
Thibaut fut ébranlé par les arguments que lui assénait Sacha. Ainsi ils auraient voyagé… dans le temps ?
- Et comment se termine ton fameux dossier ?
- Le physicien devait appuyer le lendemain, c’est-à-dire le cinq juillet 1984 sur le bouton. Je suppose qu’il l’a fait, sinon il aurait certainement complété son dossier. Depuis plus de nouvelles…Ce qui explique l’abandon de la maison.
- Nous, au moins nous en sommes sortis. Mais comment pourrons-nous rentrer chez nous ?
- Je sais ! s’exclama Sacha. Dans les livres de science-fiction les voyageurs du temps ont une capsule qui disparaît ou apparaît avec une télécommande. As-tu vu quelque chose qui ressemblait à une zapette ?
- Non, rien…Et toi ? osa à peine demander Thibaut
- Non, j’ai juste pris avec moi…ceci…
Sacha glissa la main dans sa poche et en ressorti un petit livre que Thibaut regardait avec des yeux ronds.
- Un dictionnaire latin français. Tout s’éclaire maintenant. CQFD ! Nous sommes bien au temps des Romains ! Comme une machine à voyager dans le temps n’est pas censée nous faire changer de lieu, nous pouvons en déduire que nous sommes à …Aqua Nerii à l’époque Gallo-Romaine.
- Et ce que j’aperçois, compléta Thibaut, à la place de ma maison, est en réalité un gigantesque temple ?
- .. Qu’allons-nous devenir ? ?
Episode 5
Fausta rentrait tard ce soir, pratiquement à la tombée de la nuit. Elle etait plus fourbue que les autres jours, elle avait eu un événement imprévu : ses deux esclaves s’étaient enfuis en fin d’après-midi. Elle ne comprenait pas pourquoi. Ils étaient bien traités et faisaient pour ainsi dire partie de la famille. Ils étaient libres de leurs mouvements et avaient la confiance de Faustus depuis des années.
De plus leurs enfants auraient été affranchis dans quelques années, ayant ainsi le droit de partir légalement. Leur comportement était vraiment bizarre ces derniers jours, se rappela Fausta, ils semblaient gênés, comme s’ils avaient prémédité leur fuite.
Elle avait supplié Mercure[1] de l’aider à retrouver ses esclaves. Mais ni Mercure, ni les magistrats de la cité chargés de l’ordre public ne purent l’aider. A croire que tout le monde s’était passé le mot pour lui tourner le dos depuis quelques temps. Depuis qu’elle avait refusé le mariage avec Bratonos.
De nos jours, songea-t-elle, rien ne fonctionnait comme cela devait se passer. La semaine précédente, un intrus avait abîmé le mur de l’enceinte en pénétrant à l’intérieur du domaine. Il avait ensuite tenté de crocheter la serrure de la maison. Bien qu’elle soit ancienne, c’était son grand-père qui l’avait fait installer, elle avait rempli son rôle et le bandit était reparti sans pouvoir pénétrer dans le logis. Il avait cependant fallu faire des frais dès le lendemain pour installer une nouvelle serrure, l’ancienne ayant été fracturée. Le mur serait aussi à remonter mais le maçon était débordé de travail à cette saison et cela attendra un peu. De toute façon les finances ne permettaient plus de faire de grands frais.
L’atelier de poterie déclinait, peinant à permettre la conservation du niveau de vie que sa famille avait eue depuis plusieurs générations. Le mariage avec Bratonos aurait pu arranger la situation, car il était lui-même descendant d’une famille aisée installée à Aqua Nerii depuis aussi longtemps que la sienne. Mais ses ancêtres avaient toujours vécu de la guerre et des pillages et Bratonos asservissait avec sauvagerie une villa agricola[2] à la sortie de la cité. Elle savait très bien que dès le mariage prononcé il s’empresserait de vendre la villa de Faustus et son atelier, mettre le potier à la rue, ou pire, l’empoisonner.
D’humeur sombre elle ne vit pas la racine de l’arbre qui dépassait à peine du sol et s’allongea de tout son long. Elle portait quelques fruits qu’elle avait pu se procurer à la taverne, mais c’était maigre, étant entre deux saisons. Une poignée de cerises et quelques abricots que des colporteurs avaient ramenés du sud de la Gaule.
Elle renversa son panier d’osier, s’allongea sur le sol en poussant un petit cri. Son ricinium[3] s’envola et s’accrocha dans un buisson proche de l’atelier de son père.
Elle se releva, fit la chasse aux précieux fruits avant de reprendre son voile au buisson voleur. Elle tendit la main mais qu’elle ne fut sa surprise d’entrevoir deux têtes qui faisaient tout pour se cacher.
- Adepto de quod rubus ![4]
Bien sûr elle s’adressait aux deux jeunes arrivants. Penauds, ils étaient vraiment dans une impasse. Ils ne comprenaient rien aux paroles que tenait Fausta. Ils étaient subjugués par la beauté de ce petit bout de femme, qui ne semblait guère plus âgée qu’eux, mais infiniment plus mûre.
- ieiunium , latrunculi ![5] dit-elle en leur intimant avec sa main de sortir vite.
Fausta était persuadée d’avoir affaire aux voleurs qui avaient cassé son mur. Elle sourit intérieurement, enfin une bonne fin de journée, pensa-t-elle.
Sacha et Thibaut sortirent, très inquiets de ce qui allait leur arriver.
- Pitié, ne nous faites pas de mal. Nous ne savons pas comment nous sommes arrivés jusqu’ici.
Fausta devint inquiète. Les paroles de ces garçons n’étaient pas intelligibles, ils ne parlaient pas latin. Qui de nos jours ne parlait pas latin ? Tout le monde parlait latin, même les gaulois de la région. Ils avaient bien sûr leur parler, gaulois déformé de latin. Fausta comprenait à peu près tous ces idiomes, même si parfois certains mots lui échappaient. Mais les paroles de ces garçons étaient très étranges. Etaient-ils des envahisseurs venus repérer les lieux en prévision d’une attaque imminente ?
Elle ouvrit grand les yeux en regardant leurs vêtements. Point de tunique mais deux pièces de tissu si fines qu’elles paraissaient tissés pour un empereur. Et en guise de chausson une sorte de crepida[6], mais en matière qui n’était pas du cuir.
Enfin le corps de ces garçons n’était pas épais, mais propre, très propre. Leurs yeux étaient craintifs, ils semblaient perdus. Ce n’était certainement pas les voleurs qu’elle attendait. Le mur attendrait…
Son instinct maternel s’éveilla, elle décida qu’elle veillerait sur eux.
A ce moment, Thibaut pensant que la situation s’aggravait, lui dit :
- Nous sommes des amis.
- Amicis ? répondit Fausta, vos amici ?
- Oui, des amis ! répondit Thibaut en souriant en en sautant de joie.
Enfin, ils connaissaient quelques rudiments de latin, pensa Fausta, c’est mieux que rien. Elle réfléchit encore un peu et se dit que finalement Mercure avait accédé à sa demande en lui fournissant quatre bras directement à domicile.
- Bien dit-elle, vous travaillerez demain pour moi. Si vous ne pouvez pas prouver d’ici quatre jours que vous êtes ni citoyens romains ni affranchis[7], vous serez mes nouveaux esclaves.
- Venez, je vais vous conduire à votre cubiculum[8]. Vous ne serez pas enchaînés mais je vais demander à ce que l’on vous surveille.
Fausta fit signe aux garçons de la suivre. Sacha ne dit rien, se contentant de serrer fort son dictionnaire dans sa poche. Le petit livre pouvait certes l’aider, mais surtout le desservir. Il n’était pas certain que les romains sachent qu’ils parlent latin, pensa-t-il avec humour, mais il est certain qu’ils rapprocheront français de Franc. Et dans ce cas, nous risquons … la mort !
Ils entrèrent dans la maison et arrivèrent directement dans une pièce à ciel ouvert qui permettait de récupérer les eaux de pluie. Sacha se rappelant le cours de la semaine précédent dit en désignant le bassin :
Fausta étonnée, ne dit rien mais fut heureuse de cette bonne nouvelle : ils apprendraient facilement la langue.
Ils traversèrent la maison et arrivèrent à une pièce qui contenait deux lits, une petite table et deux tabourets. Elle était faiblement éclairée par une bougie de suif. La lumière diffusée était blafarde.
La porte se ferma derrière eux, les laissant seuls. Ils regardèrent avec dégoût la couche de paille qui s’offrait à eux et le maigre mobilier qui n’était pas reluisant.
- C’est la Bastille ! claironna Thibaut.
- Nous ne resterons pas longtemps ici, répondit Sacha. Je ne sais pas ce que l’on nous veut, je n’ai pas compris un traître mot de ce que la fille racontait, mais je sais que nous devons trouver une solution pour rentrer.
Mais d’abord ceci !
Sacha sortit le dictionnaire de sa poche et arracha la couverture et les premières pages. Il expliqua pourquoi à Thibaut qui pensait que son meilleur ami était devenu fou. Le jeune homme cacha les résidus au milieu de la paille de son lit.
- As-tu compris certains mots, que je tente de traduire ses phrases ? demanda Sacha.
- Oui, je crois. Servos[9], liberata[10].
- Ah ! liberata c’est une bonne chose, on nous libérera sûrement demain matin.
Sacha déchanta très vite et annonça d’un air sombre à Thibaut :
- Nous sommes dans le pétrin. Elle hésite à nous utiliser comme esclaves ou affranchis. Je pense qu’elle pèse le pour et le contre sur la conduite à tenir nous concernant. Utiliser des affranchis sans les payer, contre leur volonté, pourrait lui poser des problèmes.
- Sacha, quelle importance ? Nous sommes prisonniers, esclaves ou affranchis. De cette pièce, de cette maison, de cette ville ou de ce monde. De cette époque !
- Tu as raison : nous sommes prisonniers à vie ! Payés ou non nous resterons ici pour toujours.
[1] Dieu romain du commerce et des voleurs
[2] Exploitation agricole
[3] Voile qui couvrait les têtes des romaines
[4] Sortez de ce buisson !
[5] Vite petits voleurs !
[6] Sandale
[7] Les affranchis sont des anciens esclaves qui ont gagné leur liberté. Ils peuvent devenir citoyens romains, peuvent voter mais ne peuvent pas être élus. Ils sont toujours à la disposition de leur ancien qui en principe rémunère leurs services.
[8] Chambre
[9] Esclaves
[10] Affranchis
Episode 6
La porte s’ouvrit tout aussi brusquement qu’elle s’était fermée et un homme, un géant d’âge mûr, entra.
Il jeta une paire de tuniques sur les couches et déposa un petit plateau comportant de la nourriture et une cruche d’eau sur la table. Il vit Sacha qui avait repris son dictionnaire. Ce dernier n’avait pas juger pas bon de le cacher, pensant que cela ne servirait à rien.
L’homme les toisa, les jaugea, leva les yeux au ciel et referma derrière lui la porte.
- Et les verres ? murmura Thibaut. Il n’osait pas provoquer ouvertement son hôte.
Il prit la cruche et bu en versant doucement l’eau au fond de sa gorge.
- Humm, elle est fraîche, n’a pas le goût de chlore ou de javel, ça change !
- Chuuut ! ! Ecoute ! souffla Sacha.
Ils collèrent l’oreille contre la porte et entendirent au travers les bruits d’une discussion animée entre un homme et une fille. Certainement leurs hôtes. Ils ne purent discerner un mot, mais ils se doutèrent qu’il y avait débat quant au sort qui les attendait. Les bruits de voix s’éloignèrent enfin.
Le repas était plus que frugal : des olives saumurées qui ne ressemblaient en rien à celles que leurs parents achetaient dans les temples de consommations que sont les supermarchés. Un peu de fromage caillé et un pain rond complétaient le plateau.
Sacha était très difficile en termes de nourriture. Il fronça les sourcils, goûta, fit vraiment la grimace mais se força à manger de tout. Il n’y avait de toute façon pas de grandes quantités, tout fût vite avalé.
Il devait être tard. Leur petite pièce était exiguë et ne possédait même pas une fenêtre. La seule ouverture était la porte. L’estomac calé, ils réfléchirent de nouveau à leur situation. Tenteraient-ils de s’enfuir cette nuit, ou la suivante ?
- Pour aller où ? objecta Thibaut ?
- Tu as raison, ne tentons rien avant de savoir ce qui nous attend. Ils n’ont pas l’air méchants, ils mangent des olives, pas des garçons !
Le trait d’humour de Sacha tomba à plat, aucun des deux ne souhaitant rire ce soir. Une nostalgie grandissante de leur famille, vint les prendre de plein fouet. En quelques heures, leur vie avait basculé à tout jamais.
La porte s’ouvrit une nouvelle fois, laissant place à une femme âgée et toute tordue. Elle prit le plateau repas en haussant les épaules, leur désigna un seau dans un recoin de la pièce qu’ils n’avaient pas vu et leur dit en leur faisant signe :
- Venite ![1]
Les garçons prirent le seau. Surpris, Thibaut dut le soulever à deux mains tellement il était lourd. Il était fait de bois et cerclé de fer.
- Fichue époque ! grommela Thibaut en traînant le seau à travers la villa. Ils ne connaissent pas le bon vieux plastique !
Ils arrivèrent dans un angle de la villa où étaient logés la cuisine, le four à pain et la citerne. Ils prélevèrent de l’eau dans le seau et restèrent les bras ballants. La femme les regarda avec beaucoup de désespoir, leva les yeux au ciel. Elle leur donna des tissus en les traitant de noms d’oiseaux et en leur faisant signe de se laver. Les deux garçons se regardèrent éberlués. Ou était la salle de bains ? Se laver à l’eau froide ? A peine propre ?
Elle les chassa de ses bras en direction de leur chambre. Ils portèrent le seau à deux et partir clopin-clopant. Arrivés dans leur logement ils posèrent le récipient à terre.
- Ouf ! soupira Sacha. Quelle aventure !
Ils se débarbouillèrent, firent une toilette sommaire. Un lourd silence régnait dans la maison. Eux-mêmes avaient perdu leur langue.
Ils se mirent au lit et dormirent comme ils purent, c’est-à-dire mal. Leur sommeil agité était peuplé de rêves où des monstres et des soldats romains voulaient à tout prix les chasser pour les croquer.
Aux aurores, du moins à ce qu’ils pensaient être aux aurores, Fausta s’introduisit dans leur chambre et les réveilla.
Elle leur avait apporté un autre plateau de nourriture identique à la veille. Elle ne sortit pas mais resta debout à les attendre. Ils enfilèrent leur tunique et se chaussèrent.
Les jeunes Visiteurs du Temps mangèrent rapidement. Fausta s’essaya à une conversation minimaliste, socle indispensable à toute communication.
Elle mit sa main sur son cœur et dit en se tenant bien droite :
- Ego Fausta[2].
Elle appuyait bien sur son nom, Fausta. Sacha compris et répondit :
- Ego Sacha.
- Ego Thibaut, enchaîna le second aventurier.
Fausta fronça les sourcils : quels noms curieux. Le premier à consonance grecque ou hébraïque, et le second…Elle se reprit très vite. Après tout songea-t-elle, j’ai demandé de l’aide à Mercure, je ne lui ai pas spécifié une origine particulière. Nous verrons bien par la suite ce que nous ferons d’eux…
Elle conduisit Thibaut à la cuisine où il retrouva la vieille femme qui était déjà levée, et semblait l’attendre de pied ferme. Thibaut se demanda si elle s’était couchée, et surtout si elle s’était lavée !
Fausta accompagna Sacha à l’extérieur de la bâtisse. Ils partirent tous les deux, avec chacun une grande lanière de cuir faisant environ deux mètres de longueur.
C’était la première fois que Sacha sortait de la villa et il était abasourdi par ce qu’il voyait. Il était toujours à Néris, il en était certain, mais rien ne ressemblait à ce qu’il avait connu. Ils prirent la direction du sud. Le soleil se levait juste à l’est, il devait être cinq heures du matin. Cinq heures ! C’était bien la première fois de sa vie qu’il se lève aussi tôt. Et pour travailler !
Ils traversèrent la petite cité et arrivèrent rapidement devant une grande villa. Elle était beaucoup plus grande et imposante que celle du père de Faustus. Ils la dépassèrent et entrèrent à côté de cette demeure, dans un enclos qui était pour partie un champ et pour partie un bois. Ils continuèrent à marcher, longèrent un ruisseau pour enfin arriver à l’orée boisée.
- Ligna[3], dit Fausta en désignant le sol et les arbres.
Elle se mit à rassembler des branches mortes, tombées au sol. Mais elles n’étaient pas légion. Elle fit signe à Sacha de monter aux arbres possédant des branches mortes pour les casser. Il s’exécuta de bonne grâce. Le garçon avait envie de montrer toute la valeur dont il était capable, se sentant même l’âme d’un fanfaron devant cette jeune femme.
En haut du premier arbre, il tenta de casser une grosse branche, mais elle était solide. Il s’avança délicatement sur la ramure en se retenant aux branches plus hautes. En pesant de tout son poids il réussit à faire plier et casser son extrémité. Cette dernière tomba proche de Fausta qui tout de suite se mit à l’ouvrage et la débita en petits morceaux.
Ce manège continua environ une heure.
Ils avaient formés deux gros tas, épais et lourds. Comment allaient-ils transporter tout ça ? Sacha ne voyait pas la queue d’un âne à l’horizon, ni la ridelle d’une charrette.
Fausta appuya de tout son corps sur le gros ballot pour tenter une dernière fois de le réduire encore un peu, puis elle passa la lanière de cuir en son milieu et réunit les deux extrémités sur son épaule gauche. D’un coup de hanche, elle hissa le ballot sur son dos.
- Han !
- J’ai compris, murmura Sacha dans sa barbe, c’est moi l’âne.
Il saisit aussitôt son ballot et força pour le soulever. Il n’y arriva pas du premier coup mais il imita Fausta et réussit à charger son fagot par un grand coup de hanche.
Ils partirent en se courbant pour limiter le poids de la charge.
Pendant ce temps… Thibaut avait été mis au travail par la vieille Eulalie. Il avait un seau d’eau et une brosse faite de genêts pour nettoyer les baquets qui servaient de lieux d’aisance. Quelle joie de faire un travail aussi romantique ! se dit-il. Heureusement que personne ne me voit, je suis ridicule.
Au bout de vingt minutes, Fausta et Sacha arrivèrent à la villa. Ils déchargèrent le bois à proximité de l’atelier de poterie, sur une partie du terrain qui contenait une dépression d’environ un mètre. Sacha comprit pourquoi, c’était la gueule d’un four. Archaïque, certes, mais un four !
Au regard des tessons qui jonchaient le sol à cet endroit, il en déduisit qu’il s’agissait du four destiné à cuire les poteries. La partie la plus basse comportait également un petit hangar couvrant du gros bois fendu et coupé à la dimension du foyer. Le bois sec ramassé servait certainement pour l’allumage et le gros pour l’entretien du feu. Plus loin, au ras du sol, il distinguait deux citernes enterrées et recouvertes par des planches mais il ne put en déterminer le contenu.
Le jeune Visiteur du Temps exténué s’assit sur l’herbe pour se reposer quelques minutes. Il avait le visage rouge, il haletait. Faustus sorti de son atelier avec une cruche et la tendit à Sacha.
- Bois ! lui dit-il.
Il avala goulûment, mais fut surpris car ce n’était pas de l’eau pure mais du vin coupé. L’étonnement passé, il trouva ce breuvage délicieux et en repris une bonne rasade.
Soudain, il fut confus d’avoir pris la cruche avant de l’avoir proposée à Fausta. Il lui tendit afin qu’elle se désaltère, bien qu’elle ne semblait pas avoir souffert autant que lui.
Elle prit la cruche et en but une gorgée.
- Cela s’est-il bien passé ? demanda Faustus à sa fille.
- Bien, répondit-elle. Il est courageux et volontaire. Mais il lui manque la force, il n’a pas de muscles. On dirait encore un jeune enfant qui tète sa mère.
- Je suis surprise, reprit-elle, il est différent de nous, de tout ce que nous connaissons.
- Oui, je l’ai vu hier soir avec un parchemin. Mais un parchemin comme je n’en ai jamais vu. Fin, très fin, comme si la peau avait été tannée très longtemps. C’est certainement un érudit. Ou un mage. Mais je ne m’explique pas son âge, son aspect, ni ce qu’il fait ici.
- C’est Mercure qui nous les a envoyés. Je l’ai sollicité hier. Que ferons-nous d’eux ? Nous ne pouvons pas formellement les déclarer esclaves, nous ne les avons pas acquis, ils ne sont pas l’objet de prise de guerre, de butin…
- Nous verrons ceci plus tard. Faisons confiance à Mercure, et remettons-nous à l’ouvrage.
Durant cet échange Sacha ne comprit pas un traître mot. Il avait mis ce temps à profit pour mieux observer le four et avait constaté qu’il n’y en avait pas un mais quatre. Toutefois les autres paraissaient en mauvais état et inutilisés depuis longtemps.
Faustus l’appela, il le suivit dans son atelier, une petite pièce surchargée de céramiques en tous genres, noires, blanches, rouges.
Une vieille table chargée de pinceaux et de petites boîtes avec des couleurs chatoyantes sous forme de poudre était dans un coin. Au milieu de la pièce trônait un tour de potier, avec au-dessus le plateau où la glaise était tournée, et en-dessous une grande roue.
Faustus pris un grand plat en céramique et ressorti. Sacha le suivit. Ils se dirigèrent vers les deux fosses que Sacha avait aperçues. Ils soulevèrent le toit de planche qui couvrait la seconde. Le jeune explorateur découvrit une belle argile blanche, d’un blanc laiteux. Faustus se servit avec ses mains, en pris l’équivalent de dix grosses poignées, puis porta le plat dans son atelier.
Il s’assit en tailleur sur un petit banc en bois qui passait juste au-dessus de la roue, puis mit une motte d’argile sur le tour.
Il fit signe à Sacha de s’asseoir en face de lui et lui montra comment tourner la roue avec ses mains. Le jeune apprenti comprit et lança la roue. Lorsqu’elle atteignit la bonne vitesse, Faustus lui fit signe de ne pas accélérer et de maintenir la même rotation. Ce n’était pas un travail fatiguant, bien au contraire. Sacha était fasciné par les mains du potier qui montaient et descendaient, façonnaient le vase qui semblait prendre vie. Il ne put s’empêcher de faire le parallèle avec la création de l’Homme dans la Bible.
Il peinait en fait à stabiliser la roue qui avait du jeu sur son axe, et oscillait sans arrêt. Malgré cette gêne incessante, Faustus tournait vase après vase, plat après plat, couvercle après couvercle, sans trop de défaut. Quelques fois, on voyait bien que la circonférence n’avait pas l’arrondi attendu, mais c’était minime.
Sacha se fit comprendre pour demander pourquoi il ne changeait pas la roue ou ne la faisait pas réparer, Faustus haussai systématiquement les épaules, d’un air las.
Pendant ce temps… Thibaut continuait le nettoyage et s’occupait de laver à grande eau les sols, dont le grand carrelage en marbre de l’atrium. Il soufflait, souffrait, sous l’œil acerbe de sa cerbère. Mais il était trop fier pour le montrer.
Aux formes des objets créés, Sacha comprit que l’utilisation de la céramique était omniprésente dans le monde gallo-romain. Elle servait à cuire les aliments, les stocker, les servir. Un potier doué pouvait vite se faire une renommée, tout comme les ancêtres de Faustus.
L’artisan utilisait aussi un petit poinçon en fer pour tracer des lignes autour de la céramique afin de créer un décor simple. Le potier pouvait à l’aide d’une molette en bois donner des mouvements plus étudiés et réaliser une céramique ayant une vraie beauté artistique.
Lorsque Faustus eut fini, il prit un peu d’argile qu’il mélangea avec de l’eau jusqu’à obtenir un liquide légèrement épais. Il trempa quelques vases dans ce mélange et les fit sécher à l’air libre.
Il prit ses poudres, mêla le jaune et le rouge à un peu d’eau, puis peint une partie de ses vases qui n’avaient pas trempés. Il traçait des bandes de couleur qu’il garnirait après cuisson de couleurs et motifs plaisants.
Enfin, il modela avec ses mains de fines bandes d’argile qu’il mit en surplus sur certaines poteries, leur donnant un aspect tout à fait charmant. Sacha, fasciné, le regardait travailler.
Pendant ce temps…Thibaut était de retour en cuisine où il épluchait, lavait et taillait les légumes, en vue du repas du soir. Il n’avait jamais fait une journée aussi harassante. Et elle n’était pas encore finie, se dit-il.
Fausta apporta un plateau à son père et Sacha. Celui-ci contenait les traditionnelles olives, le fromage et le pain. A croire qu’ils ne connaissent que ça, songea Sacha.
N’ont-ils pas de bœuf pour manger un bon steack ? Il avait toutefois lu dans son dictionnaire que fromage se disait « forma » et était tout heureux d’accueillir Fausta en lui donnant le nom latin.
Elle discuta avec son père longuement. Ils jetèrent des coups d’œil rapides à Sacha.
Elle lui proposait de prendre Sacha avec elle pour mener les chèvres au champ. Faustus testerait Thibaut l’après-midi. Ainsi ce soir ils discuteraient des qualités et aptitudes de chacun pour déterminer la place qu’ils occuperaient dans la maisonnée et le travail qui leur serait confié.
Faustus pensait que cela faisait longtemps que sa fille n’avait pas mené les chèvres au champ. Elle laissait cette tâche aux esclaves depuis la dernière algarade qu’elle avait eue avec Bratonos. S’ils étaient autrefois amis, Fausta et Bratonos s’étaient éloignés lors du passage de l’enfance à l’adolescence, chaque caractère s’affirmant et Bratonos devenant de plus en plus ambitieux. D’une ambition qui fit frémir Faustus.
[1] Venez !
[2] Je m’appelle Fausta
[3] Bois
Episode 7
Fausta et Sacha s’assirent à l’orée du bois, sous l’ombrage. Les chèvres pâturaient dans le champ et obéissaient à Fausta qui les appelait de temps en temps.
- Nenniii, neni, neni, neni ! ! ! criait-elle.
Les chèvres ne s’éloignaient pas et se rapprochaient à l’appel de leur maîtresse. Le pré était composé d’herbes mais aussi de quelques chardons dont les chèvres raffolaient. Elles s’abreuvaient de tout leur saoul au ruisseau.
Une jeune chèvre alla plus loin que les autres et s’embourba au fond du pré, où la petite rivière passait dans une sorte d’argile, laissant un terrain lourd, gorgé d’humidité. La pauvre bête ne pouvait plus bouger et émettait des bêlements de plus en plus plaintifs.
Sacha se leva alors et partit à son secours. Il posa ses chausses à un endroit encore sec, puis s’aventura nu pied dans le bourbier. Il parvint à dégager la chèvre, mais ses jambes étaient prises pratiquement jusqu’aux deux genoux. Il fournit un gros effort pour sortit difficilement de cette zone humide. Il se lava à l’eau claire du ruisseau. Fatigué par l’effort qu’il avait fournit, il s’allongea pour sécher en plein soleil.
La torpeur s’empara de Sacha qui se mit bientôt à somnoler. Seuls quelques cris de Fausta qui surveillait que les chèvres ne s’approchent pas trop du bourbier, lui faisaient douter de la réalité. N’était-il pas dans un rêve ? Soudain il entendit une voix rauque :
- quid hic agis rustico ?[1]
Sacha ouvrit les yeux et vit que Fausta s’était rapproché de lui. Leur faisait face un garçon d’au moins quatorze ans, costaud, avec une musculature très impressionnante. Une vraie armoire à glace, songea Sacha en frissonnant.
Le nouveau venu était richement habillé d’une tunique blanche, d’une toge de couleur rouge et d’une paire de sandales qui montaient jusqu’au mollet. Il portait une ceinture avec un poignard sur le côté.
Il avait une lueur terrible dans les yeux comme s’il était possédé par un feu mauvais. Il dégageait une aura déplaisante, dérangeante.
L’atmosphère devint subitement pesante, les chèvres et les oiseaux s’étaient tus, comme si l’intrus avait le pouvoir d’imposer sa volonté aux éléments.
Fausta répondit avec vigueur :
- Sors de ce champ, c’est ma propriété. Ad honorem ! [2] ajouta-t-elle.
La jeune romaine savait où faire mal. Non seulement Bratonos lorgnait les biens de Faustus, mais ce terrain avait été cédé par son père au géniteur de Fausta lorsque ce dernier était jeune. Bratonos n’avait jamais compris ni accepté ce don. Il considérait toujours ce pré comme faisant parti de sa propriété. La cession était la preuve de la faiblesse de son père.
- Voleuse ! Tu me rendras un jour ce qui m’appartient ! Je te le promets ! Ad Gloriam ![3]
Il s’approcha de trois pas, l’œil mauvais, la bouche torve. Sacha se leva et sans savoir ce qui lui prit, repoussa violemment Bratonos. Ce dernier, ne s’attendant pas à une telle réception, cracha au visage de Sacha et Fausta. Déséquilibré, il recula, et tomba en arrière dans la boue. Le jeune impétieux se releva, hors de lui, sortit sa dague de son fourreau et la pointa dans la direction de Sacha. Fausta s’intercala, regardant Bratonos droit dans les yeux. Elle tremblait de peur, mais elle savait qu’on ne pouvait maîtriser un chien enragé qu’en le regardant en face et en le dominant. Elle ne laisserait pas son ancien ami faire sa loi, impunément.
Bratonos ricana :
- C’est donc lui, ton nouveau maître ? Qu’il se prépare ! Orcus[4] viendra le chercher sous peu ! Quand à toi, Fausta, toi qui m’as repoussé, humilié, tu ne sais pas quel sort t’attend !
- Sors de ce champ immédiatement, dit Fausta d’une voix blanche, et n’y remets plus les pieds, ni ici ni chez mon père. Tu n’es plus le bienvenu sous notre toit !
Bratonos brandit encore une fois son poignard comme s’il allait frapper puis fit volte-face et disparut en quelques enjambées.
Il était furieux de s’être emporté de la sorte, devant un esclave qui plus est ! Mais il ne pouvait décemment se laisser moucher sans rien faire. Lui, de fière lignée, descendants d’illustres guerriers romains, lui, se faire sortir d’un champ par une paysanne et son esclave !
Il était d’ailleurs étonné que Fausta ait si vite remplacé sa main-d’oeuvre. Il avait si bien menacé les précédents qu’ils avaient quitté la ville rapidement. Ses « oreilles » à la basilique lui avaient rapporté que Fausta avait quémandé de l’aide pour les poursuivre, mais que personne n’avait levé le petit doigt.
Bratonos, se détendant, rit dans sa barbe car une bonne partie de la basilique était à sa solde. Il pouvait ainsi acquérir des biens sans trop d’effort. Il lui suffisait de partager ce qui ne lui appartenait pas dès que c’était tombé dans son escarcelle.
Il menaçait les esclaves de Faustus depuis plusieurs jours déjà lorsqu’ils venaient au champ. Avant-hier, il leur avait signifié que s’ils étaient encore là le surlendemain ils auraient la gorge tranchée. Ces derniers savaient que Bratonos avait corrompu le système judiciaire et qu’ils n’étaient que de simples esclaves. Personne ne pouvait rien pour eux, même pas Faustus. Seule une vie de fuite, ou bien la mort, honteuse, les attendait. Ils avaient choisis la fuite.
Bratonos avait aussi recommandé aux affranchis de la cité de ne plus s’approcher de Faustus. Chacun comprit ce que cela signifiait et plus personne ne chercha du travail chez le potier, n’ignorant pas que la désobéissance au jeune ambitieux risquait de leur valoir les chaînes.
Sans esclave ni affranchi le commerce de Fausta serait en difficulté, ce dernier n’étant plus que l’ombre de lui-même depuis la disparition de sa femme. Bratonos serait alors arrivé comme un sauveur, prenant la fille, la villa. Il aurait empoisonné la famille, en accusant un pauvre hère trouvé dans la rue. Il aurait ensuite revendu à bon prix la villa, cette dernière figurant déjà sur la liste d’acquisition de bon nombre de ses amis.
Son vieux père, devenu pratiquement infirme, n’ayant été qu’un paysan toute sa vie se contentait de prendre ce que les dieux lui offraient. Il n’avait pas fait fructifier le domaine comme il aurait dû mais l’avait laissé végéter et les derniers biens avaient été dilapidés en futiles dépenses.
Bratonos ne rêvait que de conquêtes et de suivre les pas de ses aïeux. Il ne voulait pas débuter sa carrière militaire comme simple légionnaire. Il aspirait à des charges plus hautes, plus nobles. Il souhaitait être « tribuni rufulus »[1]. Il fallait pour cela débourser de nombreux pots de vin. Le plan du jeune arriviste était clair, efficace, diabolique : il devait récupérer de nombreux biens pour les transformer en pièces sonnantes et trébuchantes pour acheter sa charge de tribun.
Il se voyait ainsi, auréolé de gloire, côtoyer les empereurs. Et pourquoi ne pas accéder au pouvoir suprême ? Les derniers empereurs sont tous faibles, affables et sans esprit de conquêtes, se contentant au mieux de défendre l’empire, au lieu de l’agrandir et de maintenir sa magnificence par la force.
Et puis il avait vu lorsqu’il était enfant le trésor de la famille de Fausta. Il se souvenait…
Un jour, après avoir joué comme un fou avec Fausta il rentrait dans leur villa pour se désaltérer à la cruche. Il avait vu le père de Faustus manipuler le trésor. Ce dernier n’avait pas aperçu Bratonos qui s’était juré que cet argent serait sien un jour.
Sacha était troublé par l’altercation qui venait d’avoir lieu. Tous ses membres tremblaient, il était dans un état d’alerte maximale. Il comprenait plus ou moins la relation qui unissait les protagonistes de cette affaire, et cela ne lui plaisait pas. Au moins la réaction de Fausta laissait présager qu’elle n’était pas encline à se rapprocher de cette grande brute.
Fausta était impressionnée par le geste protecteur de Sacha. Il avait beaucoup de courage, vertu qui manquait à nombre de ses contemporains.
Ils rentrèrent avec les chèvres à la maison. Le soleil était encore haut, mais on sentait qu’il allait doucement décliner. Il est au moins dix-sept heures, pensa Sacha. Il s’était calmé, sa fureur était descendue. Après avoir enfermé les chèvres, il alla droit à la cuisine pour se désaltérer. Sa démarche était dure, il paraissait changé. Il croisa Eulalie et Thibaut qui allaient traire les caprins.
Sacha les accompagna jusqu’à l’étable. la vieille femme expliquait au jeune homme les rudiments de la traite. Ce dernier finalement ne s’en sortait pas si mal. Il tirait le lait sur les pis, un coup le gauche, un coup le droit ! Il su éviter avec aisance un coup de pied et sauver le lait et la cruche.
A la vue du tableau champêtre, Sacha se détendit et sourit enfin. Il se remémorait la fable de La Fontaine, « Perrette et le pot au lait ». Un poème qui n’était pas encore né, songea-t-il avec beaucoup de nostalgie, dont l’auteur ne verrait le jour que dans plusieurs centaines d’années.
Thibaut raconta son après-midi avec Faustus : ils avaient allumé le four, puis empilé les céramiques en plusieurs couches, selon un certain ordre. Les plus belles avaient été mises parmi les couches du milieu, loin du feu le plus fort et des parties les plus froides.
Le foyer était éteint depuis environ une heure, mais il fallait attendre plusieurs jours avant de dégager les poteries.
Sacha lui conta ses aventures. Lorsqu’il prononça le nom de Bratonos, Eulalie sursauta et s’agita. Sacha comprit alors que l’assaillant stressait les habitants de la maison.
Ils rentrèrent tous les trois dans la villa. Le père et la fille dissertaient, l’air grave. Ils évoquaient certainement les évènements ayant eu lieu au pré.
Faustus se tourna vers les deux garçons, qu’il jugea aussi brave l’un que l’autre. Fausta avait raison, pensa-t-il, courageux, rien ne les rebute, malgré leurs airs de philosophes. Faustus avait entendu parler de l’empereur Marc-Aurèle, de sa vaillance mais aussi de son penchant pour de grandes réflexions. Il les compara un instant à cet empereur, puis s’ébroua et lança d’un ton qu’il voulait être gai, en leur posant ses deux grandes mains sur leurs frêles épaules :
Balnea, vina, Venus corrumpunt corpora nostra, Sed vitam faciunt balnea, vina, Venus ![2]
[1] Commandant militaire nommé par le commandement de l’armée
[2] Les bains, le vin et Venus usent nos corps, mais les bains le vin et Venus font la vie !
[1] Que fais tu ici paysanne ?
[2] Pour l’honneur !
[3] Pour la gloire !
[4] Démon des Enfers
Episode 8
Sacha, Thibaut et Faustus se prélassaient dans les bains chauds.
Ils avaient traversé une partie de la cité en partant de la basilique, longeant le forum puis avaient piqué en direction des thermes. Ils avaient marché dans des rues bordées de riches échoppes, de bancs, de marchands ambulants. Les deux aventuriers s’imaginaient qu’avant la fin du XXème siècle, les gens vivaient dans la famine et l’ignorance. Ils constataient que ce n’était pas le cas et qu’ils avaient plutôt une alimentation saine issue de denrées variées même si elles n’étaient pas aussi multiples qu’à leur époque.
Ils étaient aussi impressionnés par le nombre de vendeurs de tissus, vêtements, chaussures, amulettes, gris-gris en tous genres. Les deux garçons ouvraient des yeux ronds devant tout ce qu’ils voyaient, n’en revenant pas d’une telle richesse. Ils côtoyaient également une grande diversité de population : villageois, paysans, marchands, militaires, personnes au teint clair, mat, basané, bistre, cuivré… Un melting-pot avant l’heure.
Et nous ne sommes qu’à Néris, songea Sacha, loin du centre de l’Empire. Que doit-il en être à Rome ?
Ils avaient en tête l’image d’une Rome conquérante, guerroyante, asservissant les peuples conquis, faisant régner l’ordre d’une manière autoritaire. Ils se rendaient compte sur place qu’il n’en semblait rien et que finalement leurs ancêtres vivaient pratiquement comme eux.
Leur arrivée aux thermes avait été marquée par leur étonnement devant la magnificence du lieu. Le bâtiment était tout simplement énorme, avec beaucoup de monde entrant et sortant. Les murs étaient pour la plupart en marbre, ornés de peintures et mosaïques d’une grande richesse. Une mosaïque consacrée au dieu Nerius[1] était de toute beauté. Le dieu des eaux locales donna son nom à la cité, puis la Neriomagus gauloise devint l’Aquae Nerii romaine.
Ils furent gênés au vestiaire de se déshabiller entièrement devant leur hôte et des esclaves. Les captifs prirent leurs vêtements pour les ranger dans des niches prévues à cet effet. Cela semblait naturel à Faustus qui ne les regarda même pas. Ils eurent droit chacun à une serviette qu’ils s’empressèrent de nouer autour de leurs hanches, à la manière d’un pagne.
Ils débutèrent le circuit thermal par une étuve, petite salle ronde richement décorée de mosaïques représentant une scène maritime. En son centre un brasero constamment alimenté par des esclaves fournissait une assez forte chaleur. Les hommes présents, répartis en cercle, les regardèrent entrer avec surprise, mais restèrent courtois. Deux d’entre-eux se levèrent et partirent, sans les saluer. Faustus voulut échanger avec quelques connaissances, mais là encore un lourd silence retomba, chacun étant gêné.
Un sauna, songeait Sacha. Il n’en avait encore jamais vu de sa vie, mais il était persuadé que c’était un raffinement récent, héritage des peuples nordiques.
Peu habitués, les aventuriers se mirent à suer rapidement. Ils s’aspergèrent de nombreuses fois d’eau froide prise dans les bols que les esclaves apportaient à intervalles réguliers.
Ils sortirent de l’étuve au bout d’un long moment et allèrent au caldarium, bain chaud alimenté par l’eau thermale dont la température était de 53°C. La chaleur leur fit du bien sur l’ensemble du corps, la peau se détendit, les os se chauffèrent. Ils sentirent une douce chaleur se propager en eux, après cette dure journée de labeur.
Ils sortirent du bain chaud et stationnèrent quelques temps dans une étuve tiède dont le but était de faire doucement descendre la température du corps. Ainsi ils éviteraient toute hydrocution lorsqu’ils pénétreraient dans le natio[2], où ils pourraient effectuer quelques mouvements de nage.
Le natio était glacé. Sacha et Thibaut furent surpris du bien fou qu’ils éprouvaient. Leur fatigue avait disparu, ils pouvaient faire une seconde journée dans la foulée. Pour la première fois depuis leur arrivée, ils souriaient, heureux, sans peur du lendemain.
Faustus les examinait sans en avoir l’air. Il était ravi de les voir se détendre. Il ne savait pas d’où ils venaient mais il remercia Mercure de les avoir envoyés. Il espérait qu’ils resteraient avec lui et Fausta car ils avaient besoin de bras. La vieille Eulalie vieillissait et ne pouvait plus assumer toutes les tâches de la villa. Il préférait avoir sous son toit une femme supplémentaire, mais il prenait ce qui venait.
Un grand « plouf » le fit sursauter. Il vit les deux garçons aux prises avec Bratonos qui avait plongé sur eux. Thibaut ne l’avait jamais vu mais il le reconnu aux traits que lui avait décrit Sacha. Il venait d’avoir la frousse de sa vie, Bratonos aurait pu lui rompre les os du cou.
Le scélérat se tourna vers Faustus, ignorant les deux garçons, les repoussant d’une main.
- Tu sers maintenant de chaperon aux esclaves de ta fille ? Mais quel homme es-tu donc, Faustus ? Redresse-toi et sois un fier romain !
D’ailleurs d’où sortent-ils ces deux-là ? Tu n’amènerais pas des esclaves ni des affranchis aux bains, qui sont-ils ?
Faustus redoutait, depuis le refus de Fausta d’épouser Bratonos, tout contact avec ce dernier. Le potier avait changé ses horaires de fréquentation des bains. il venait plus souvent en soirée que le matin afin de ne pas le rencontrer. Il était certain qu’un des oiseaux de mauvais augure croisé à l’étuve était allé alerter Bratonos de leur présence aux thermes.
- Que cherches-tu Bratonos ? Une correction ? Je suis encore vigoureux et je peux te châtier comme il convient.
Un attroupement s’était formé de part et d’autre de la piscine. Les quelques baigneurs étaient sortis de l’eau, les uns préférant ne pas se montrer aux côtés de chicaneurs, les autres, connaissant les deux clans ne souhaitaient pas nécessairement prendre parti pour l’instant.
- Ahahah ! Bratonos partit dans un grand rire narquois.
Mais il n’en menait cependant pas large et hésitait à provoquer le potier, car il connaissait les exploits de Faustus, qui en son temps pouvait tuer un bœuf à mains nues. Et le potier possédait l’expérience des ans qui justement manquait au jeune provocateur. Il pesa le pour et le contre. Un combat à mains nues pouvait lui apporter une petite auréole de gloire, s’il terrassait Faustus. Mais une défaite le desservirait plus…La raison l’emporta.
- Chaperonne bien, répéta Bratonos, tant que tu peux en jouir. Tes jours sont comptés, potier. Sauf si bien sûr nous trouvons un arrangement qui puisse nous satisfaire tous les deux. Décide-toi vite, je peux moi aussi, changer d’avis de manière définitive.
- Bratonos, ces deux-là viennent de fort loin. Ils font partie de ma famille, sont sous ma protection. Tu les verras souvent, traite-les avec le même égard et la même déférence que pour moi-même ou ma fille.
Ne l’oublie jamais !
Ulcéré, Bratonos s’empourpra et faillit se ruer sur Faustus, mais une voix ferme retentit à l’autre bout de la piscine. Un vieillard armé d’un bâton, décharné, juché sur le dos d’un esclave, gesticulait :
- Bratonos, tu importunes nos amis et voisins, je te prie de les laisser en paix. Tu es la honte de la famille. Tu te donnes en spectacle devant des étrangers.
Bratonos leva les yeux vers son père, qu’il n’aurait jamais cru voir aux thermes. Il possédait ses propres bains et thermes privés. Des amis de Faustus avaient certainement compris la provocation et s’étaient adressés au seul homme qui avait encore un peu de pouvoir sur lui.
Pris en défaut, le perturbateur ne savait plus quoi faire. Il sortit alors prestement de la piscine et s’approcha de son père, lui faisant face avec un visage plein de haine. Bratonos pensa un instant écraser la tête de son ascendant entre ses mains, mais il se contint. Il ne se rendrait pas coupable de parricide. Non, il réfléchirait calmement à la suite à donner aux événements. Il trouverait un moyen de punir son père pour l’avoir désavoué publiquement.
Il sortit, furieux, sans un mot.
- Le vent tourne, dit Thibaut, Papa a mis la fessée au fiston.
- Oui répondit Sacha, soucieux. Nous arrivons comme un cheveu sur la soupe. Nous ne sommes pas l’élément déclencheur, seulement un aiguillon de plus dans le cœur de Bratonos.
- Le cœur ? s’exclama Thibaut. La pierre, tu veux dire. Ce type déborde de haine, il a soif de pouvoir. Il aurait pu nous briser d’une seule main.
Faustus leur dit alors :
- Rentrons, il se fait tard.
[1] Dieu des eaux qui a donné son nom à Néris-Les-Bains
[2] Grande piscine d’eau froide
Episode 9
Arrivés à la villa, ils furent accueillis par une Fausta toute en beauté. Elle avait pris son bain aux thermes pendant que les garçons trayaient les chèvres puis était venue faire sa toilette. Elle était parée d’une longue robe bleu ciel, descendant jusqu’à ses pieds, ceinte d’une ceinture de cuir fine ciselée et décorée de motifs géométriques.
Ses cheveux étaient relevés en un superbe chignon, fixé grâce à de sublimes épingles.
Le repas fut servi par Eulalie dans l’atrium, où avaient été placées des tables basses faites de tréteaux et planches, disposées en forme de U et recouvertes de tissus. A l’intérieur de cette disposition se trouvaient des tables plus petites garnies d’aliments variés.
Les tables contenaient les sempiternels pains, fromages, olives. Mais également de nouveaux mets : des bouillies, galettes d’orge et de millet, du porc frais et salé, du vin et de la cervoise[1] !
Les enfants n’en revenaient pas. Faustus et Fausta s’allongèrent sur les tables garnies de tissus. Sacha et Thibaut firent de même.
Si la soirée débuta agréablement, la barrière de la langue freina la conversation.
Sacha eut alors l’idée d’aller chercher son dictionnaire. Et puis pensa-t-il, quitte à finir ma vie ici, autant parler la langue rapidement.
Faustus l’avait déjà vu et ne s’en offusquait pas.
Ils passèrent du temps à échanger et à apprendre des mots, le vocabulaire de base. Seules la conjugaison et la grammaire étaient difficiles, comme pour le français.
Chèvre, hircum ; fromage, forma ; pain, panem ; olives, olivam et ainsi de suite. Sacha et Thibaut acquéraient vite un vocabulaire d’urgence, ce qui mettait Thibaut en joie.
Au milieu du repas, Fausta prit quelques reliefs dans chaque plat et les déposa sur une soucoupe dans une niche qui comportait quelques petites statues de bois. Les enfants comprirent que c‘étaient des offrandes.
A la fin du repas, Faustus prit l’holocauste et le jeta dans les braises du foyer en criant « Dii Propiti !»[2]
Ils se couchèrent enfin, heureux. Le lendemain une nouvelle journée démarrerait dans la bonne humeur.
Faustus se coucha le dernier. Selon son habitude, il fit le tour de la propriété pour bien vérifier que les portes extérieures étaient fermées à clef. Ils avaient été victime d’un audacieux la semaine précédente qui bien que n’ayant rien volé pouvait malgré tout revenir faire une visite.
Il passa jeter un œil dans la chambre de Sacha et Thibaut, ils dormaient profondément. Demain, il les réveillerait une heure plus tard, ils l’avaient mérité. Il ne savait toujours pas sur quel pied danser à leur sujet. Ils ne cherchaient pas à partir, alors que la porte était ouverte. Ils restaient là, tout simplement, comme s’ils n’avaient pas d’autre lieu où aller… Mais pour combien de temps ?
Ils n’étaient pas d’ici, ni même du monde civilisé connu. Il en mettait sa main au feu. Ils ne semblaient pas avoir voyagé non plus, aucune poussière ne les recouvrait. Leurs vêtements ressemblaient à des vêtements de personnes riches, très riches. Il ne savait d’ailleurs pas quelle technique de tissage permettait d’obtenir une trame aussi fine et les caractères les décorant semblaient curieux.
Faustus s’endormit sur ces pensées, en ayant toutefois une tracasserie au sujet de Bratonos et de son comportement. Alors qu’il sombrait dans le sommeil, il lui semblait que l’ombre de Bratonos planait au-dessus de lui, immense, tel un vautour prêt à se jeter sur sa proie.
Soudain un craquement le réveilla, puis plus rien. Il aurait juré avoir entendu un bruit sinistre. Le cœur battant Faustus se leva et descendit voir chaque pièce. Il faisait nuit et le ciel était obscurci par quelques nuages menaçants. Sa ronde faite sans rien trouver, il fila se coucher. Il repassa une dernière fois par toutes les chambres, et mit beaucoup de temps à retrouver le sommeil.
[1] Ancêtre de la bière. C’est un mot d’origine gauloise qui s’est latinisé
[2] Dieux miséricordieux ! Offrande faite aux dieux pour obtenir leur indulgence
Episode 10
Bratonos avait eu très chaud, mais il était resté maître de ses peurs. Il avait bien manigancé avec Taxus, le fils du serrurier. Furieux du refus de Fausta et de son père de l’épouser, il avait tourné en rond pour savoir de quelle manière il pourrait opérer pour s’emparer de leurs biens.
Il avait eu l’idée voilà une semaine de simuler une intrusion et de forcer la serrure de leur porte afin qu’ils la fassent changer. Taxus avait réalisé un double de la clef qu’il avait donné à Bratonos. Taxus était en manque de reconnaissance sociale, il souhaitait s’élever et siéger avec les curiales à la basilique. En s’attirant les grâces de Bratonos, comme plusieurs jeunes gens de son âge, il savait qu’il travaillait pour son avenir.
- Tu veux la richesse ? Aide-moi à obtenir la gloire, s’était contenté de dire Bratonos avant de lui expliquer son plan.
Taxus ne s’était pas fait prier, ravi de rendre service à son ami, et aussi heureux de gagner quelques antoniniens[1] en vendant une nouvelle serrure à Faustus.
L’arrivée des deux étranges garçons l’avait perturbé. Mais finalement, ils allaient servir sa cause malgré eux. Il avait été humilié devant toute la cité et nombre de ses amis risquait de lui tourner le dos s’il ne se montrait pas fort.
Ainsi cette nuit il s’introduisit par la brèche qu’il avait déjà pratiquée dans le mur puis entra sans difficulté dans la villa grâce à la clef qu’il possédait. Il prit sa dague en main et se rendit directement au lararium[2]. D’un geste ferme, il voulut faire sauter le couvercle du coffre qui servait de console pour déposer les offrandes. Mais cette boîte avait la tête aussi dure que ses propriétaires.Il dut peser de tout son poids pour la forcer, provoquant un craquement sinistre.
Il se figea, transformé en statue de sel. Il se reprit, se drapa dans sa grande toge noire dont il s’était muni, et se dissimula dans un recoin. Bien lui prit car il entendit une porte s’ouvrir et aperçu Faustus se déplacer doucement, sans faire de bruit.
- Quis est ?[3]
Aucune réponse ne vint. L’obscurité étant à la faveur de Bratonos, le potier ne vit pas le coffre aux offrandes forcé. Il se dirigea vers la porte d’entrée, vérifia qu’elle était bien fermée à clef.
L’apprenti voleur avait prévu cette éventualité et avait refermé la porte derrière lui. La serrure, bien ajustée et huilée ne faisait aucun bruit.
Faustus remonta se coucher après avoir contrôlé une dernière fois que le logement était sécurisé.
Bratonos attendit de longues minutes immobile. Il ne sut dire le temps qui s’écoulait. Enfin, il bougea avec mille précautions, sans faire le moindre bruit. Il prit un sac qu’il portait à sa ceinture, ouvrit avec précaution le couvercle du coffre et le vida de son contenu.
Tout était comme dans son souvenir, en mieux même. Il n’avait pu apercevoir qu’une partie du trésor. Des colliers, bagues, statuettes, en or et en pierres précieuses. Des offrandes faites aux dieux lares pour protéger la maison et ses hôtes.
Il ne savait estimer la valeur de son magot, mais il était certain qu’il représentait bien plus que la villa elle-même. Il referma le coffre avec précaution, toutefois sans tenter de dissimuler son forfait.
Il voulait que les deux étrangers soient accusés au plus tôt, c’est-à-dire au réveil de Faustus.
Il emprunta le même chemin pour repartir. Il ne prit pas garde que sa toge s’était accrochée sur une pierre aiguë lors de son passage sur le mur. Lorsqu’il sauta sur la route, le bruit de la déchirure se confondit avec le bruit de ses sandales. Il laissa un morceau de tissu sur les lieux de son forfait.
Il hésitait sur la façon de cacher les bijoux. Il ne s’attendait pas à trouver une telle fortune et la première cache qui lui était venue à l’esprit était trop petite. Il devait réfléchir rapidement. Chez lui était une mauvaise idée. C’était trop risqué, surtout suite à l’algarade qu’il avait eue avec son père. Les soupçons risquaient de porter sur Bratonos, après tout il était le principal sujet de ragots d’Aqua Nerii. Son intervention aux thermes devait déjà être connue à trois lieues à la ronde. Il devait se faire un peu oublier.
Non, il fallait un autre lieu qui non seulement ne le compromette pas, mais puisse faire accuser les deux protégés de Fausta si jamais le trésor était fortuitement découvert.
Au bout de quelques instants, il releva la tête et sourit. Il avait enfin trouvé. Il rentra chez lui, prit une bêche et alla au bout du ruisseau dans le champ où paissaient les chèvres de Faustus, dans un endroit bourbeux où peu de personnes s’aventuraient.
Il peina non pas à creuser, mais à sortir de ce bourbier et dissimuler ses pas. Il avait commencé par enlever avec la bêche toute la partie herbeuse, en la découpant en carrés. Puis il avait creusé profond afin que les caprins ne flairent pas le sac et le déterrent. Il avait finalisé son travail en remettant proprement les plaques d’herbes et effacé ses pas avec la bêche d’une façon naturelle.
Il rentra enfin se coucher, l’esprit tranquille. Son cœur était empli de fiel et de vengeance, il en était heureux. S’il avait connu la punition que reçut Sacha pour avoir quelques heures plus tôt ouvert une porte qu’il n’aurait pas dû franchir, peut-être n’aurait-il pas trouvé le sommeil aussi facilement.
[1] Monnaie romaine en usage à l’époque
[2] Niche ou sont les dieux protecteurs de la maison, appelés dieux lares
[3] Qui est là ?
Episode 11
Faustus se réveilla tôt. Il avait très mal dormi. Il sentait que quelque chose lui avait échappé cette nuit. Il se leva et se rendit immédiatement aux lararium afin de prier pour retrouver l’apaisement. Son sang ne fit qu’un tour. Le coffre avait été forcé, voilà l’origine du bruit qu’il avait entendu. Il l’ouvrit et sentit battre son cœur fortement en constatant que toutes les offrandes avaient disparu.
C’était de sa faute ! Son cœur s’emballa, il culpabilisait. Son père lui avait confié la clef du coffre, il la portait toujours à son cou. Il n’avait pas ajouté de nouvelles offrandes aux dieux depuis longtemps, faute de moyens. La tradition familiale voulait que ce coffre soit alimenté de génération en génération au gré des bonnes fortunes rencontrées. Ses aïeux, puis son père avaient apporté leur écot au fil des années. Mais lui, Faustus, n’avait pas eu les moyens de faire de grandes offrandes.
Toute la villa finit par se réveiller et se lever. Les deux garçons avaient été réveillés par Eulalie qui ouvrit la porte sans ménagement.
Lorsqu’ils se rendirent à l’atrium, ils virent l’humeur sombre de Faustus et de sa fille. Fausta leur expliqua le vol qui venait d’être commis la nuit.
Sacha se leva et alla examiner le coffre. Il remarqua une écaille de bois, qu’il retrouva au sol, puis la serrure forcée. Il examina les traces faites par l’outil ayant servi à martyriser la serrure, semblable à une lame plate. De part et d’autre on voyait des points d’appui, marquant les côtés tranchants.
Il en fit à part à Fausta et son père puis prononça :
- Gladium [1] !
Faustus fit le tour de la villa et prit toutes les petites dagues. Il examina aussi la sienne et celle de Fausta. Mais aucune ne correspondait aux marques imprimées, elles étaient soit trop étroites, soit trop larges.
Sacha alla ensuite à la porte d’entrée, que Faustus avait ouverte, mais ne remarqua aucune trace d’effraction.
L’échoppe de vente de céramiques, donnant sur la rue était, elle aussi, correctement fermée.
Rien n’avait changé et il n’y avait aucune trace de pas au sol sur la rosée du matin, signe que le forfait avait été réalisé en pleine nuit.
Soudain le regard du jeune visiteur fut attiré par le mur ébréché. Voilà un passage certain pour entrer et sortir !
Sacha s’approcha et remarqua une étoffe de tissu noir accroché à une pierre. Fausta qui le suivait prit le morceau d’étoffe de ses mignonnes petites mains, et songeuse, le regarda longuement.
Elle alla trouver son père et lui dit :
- Connais-tu beaucoup de monde qui porte un pallium[2] noir ?
Faustus haussa les épaules. Toute personne endeuillée portait cette couleur. Mais en l’occurrence, réfléchit-il, une personne drapée de couleur noire aurait très bien pu se cacher dans la maison. Mais quand serait-elle entrée et sortie ? C’était un bien curieux mystère.
- Le gredin ! marmonna-t-il en serrant des dents.
Il devint violacé, Fausta dut user de tout son pouvoir pour le calmer, car depuis quelques temps il était sujet à des crises d’anxiété qui finiraient par le détruire.
Faustus poursuivit :
- Le serrurier ! Il a changé notre serrure voilà sept jours ! Il a dû conserver un double et est venu nous dérober notre trésor cette nuit.
- Allons, répliqua Fausta, tu connais bien Xantus. Penses-tu un instant qu’il soit capable de venir nous piller en pleine nuit ?
- Non, pas lui. C’est son fils Taxus qui s’est occupé de la serrure. D’ailleurs, il était encore avec Bratonos hier soir aux bains. Ils sont très proches tous les deux.
- Encore lui ? Tu vois Bratonos partout, persifla Fausta. Ne me parle plus de lui, ce n’est qu’une brute ! Et comment connaîtrait-il le contenu du coffre ? Même moi je ne l’ai jamais vraiment vu, dit-elle sur un ton de reproche.
- Fausta, tu le sais comme moi, il a beaucoup fréquenté notre maison autrefois. Peut-être a-t-il un jour remarqué la serrure sur le coffre et il en a déduit que nous avions des offrandes de valeur.
- Ainsi, selon toi, Bratonos aurait missionné Taxus pour commettre ce forfait ? Cela lui ressemble bien, laisser faire la sale besogne aux autres et en récolter les fruits. Taxus me décevrai. Bien qu’il ne soit pas très courageux, je l’ai toujours porté en estime.
- Avant de statuer, nous devons avoir une conversation avec Taxus.
Le soleil était déjà haut dans le ciel. Thibaut et Sacha accompagnaient Faustus car il les trouvait drôlement perspicaces et intelligents. Après tout, c’était eux qui avaient trouvé les marques de dague, ainsi que le morceau de vêtement.
Avant de sortir, Sacha prit un tesson de poterie, puis à l’aide d’un poinçon, reporta sur la céramique la largeur de la dague recherchée. Il le cacha soigneusement entre sa ceinture et sa tunique.
L’échoppe du serrurier était installée en face de la basilique, sur le forum, le long de la route d’Augustonemetum[3].
Xantus était au travail de bon matin. A cinquante-cinq printemps passés, il pensait avoir vu beaucoup de choses dans sa vie. Il fut cependant surpris en voyant débarquer cette troupe hétéroclite composée de Faustus et des deux enfants dont son fils lui avait parlé hier soir. Xantus était originaire de Neriomagus, ses ancêtres étaient des Gaulois qui avaient adopté les us et coutumes des romains.
La petite troupe occupait tout le long du maigre comptoir de bois.
- Que puis-je pour toi, Faustus ? demanda Xantus d’un ton affable.
- Tu m’as vendu dernièrement une serrure, t’en souviens-tu ?
- Ma foi, oui, c’est même mon fils qui l’a installé ! Rencontres-tu un problème, as-tu perdu la clef ?
Xantus n’aimait pas voir revenir ses clients, il faisait de l’excellent travail et n’avait pour ainsi dire pas de plaintes.
- Non, appelle plutôt ton fils, j’ai à lui parler.
Faustus ayant répondu gravement, Xantus sentit l’orage arriver. Il secoua la tête, d’un air désolé. Taxus le préoccupait depuis quelques temps déjà. Son fils avait-il commis quelque indélicatesse lorsqu’il avait monté la nouvelle serrure ?
- Taxus, viens ici, lança-t-il à la cantonade.
Aucun bruit ne filtra de la maison.
- Tout de suite, tu entends Taxus ?
Taxus arriva en traînant les pieds et eu un bref instant de panique qui n’échappa à personne lorsqu’il franchit le seuil de l’atelier. Mais il se reprit très vite et dit :
- Père, pourquoi m’appelles-tu à cor et à cri ?
- Faustus veut te poser des questions au sujet de sa nouvelle serrure. Faustus, tu peux parler à mon fils.
Faustus prit la parole :
- Qu’as-tu à me dire Taxus ?
- Rien ! Que pourrai-je te dire ? Que cherches-tu ? Ne te laisse pas influencer par ces deux-là.
Taxus tentait de détourner la conversation sur Sacha et Thibaut.
- Je les ai observés hier, ils étaient prêts à en découdre avec Bratonos, sur ses propres terres.
- Ah oui ? Merci de ton conseil, Je me méfierai à l’avenir de mes fréquentations douteuses, ironisa finement Faustus. Maintenant, explique-moi comment un voleur a pu s’introduire chez moi cette nuit et en ressortir les mains pleines sans avoir ouvert la porte ?
- Quelqu’un t’a subtilisé la clef et a commis son forfait, tout simplement, répondit Taxus en fixant Sacha.
- Non, personne n’est entré dans ma chambre et m’est passé sur le corps pour prendre la clef qui est accroché au mur à côté de ma couche.
En revanche, repris Faustus après un temps d’arrêt pour bien marquer la gravité de l’accusation qu’il allait porter, tu as fait une seconde clef que tu as utilisée cette nuit.
Xantus s’exclama :
- Impossible ! J’ai été malade toute la nuit et Taxus est resté à mes côtés, priant les dieux de hâter ma guérison.
Un attroupement commençait à se former. Les accusations portées par Faustus attiraient les curieux de tous bords. Sacha et Thibaut restaient l’attraction principale, car tout le monde en avait entendu parler.
Sacha savait que tôt ou tard un magistrat ou un soldat viendrait pour connaître l’objet du problème. Il ne souhaitait pas pour l’instant attirer l’attention du pouvoir local. Il ne souhaitait pas finir en prison, ou pire, enchaîné et vendu en tant qu’esclave, car il n’était pas citoyen romain. Et il se doutait que Bratonos avait les moyens de leur nuire rapidement, et pour longtemps.
Tout en réfléchissant, Sacha avait remarqué que la dague que portait Taxus ne correspondait pas du tout à la taille attendue. Elle était bien trop fine. Il interrompit Faustus et dit :
- Ce n’est pas Taxus, rentrons !
Faustus avait suivi le regard de Sacha en direction de l’arme de l’apprenti serrurier et hocha la tête en silence.
- Voyons, s’offusqua Thibaut, c’est lui, cela ne peut être que lui. Il faut le faire avouer !
Il eu le malheur de s’exprimer en français. Certaines personnes s’étonnant de cette langue étrange, des remous commençaient à se produire dans la foule amassée.
- Qui sont ces gens avec ce langage si mystérieux ?
- Des barbares sûrement, qui viennent égorger nos familles jusque chez nous.
- Faustus a tort de les laisser aller à leur guise. Qu’il les livre aux magistrats !
Faustus tenta de calmer la foule :
- Allons, ne racontez pas n’importe quoi. Ils viennent de loin, certes, mais ne sont pas dangereux. Moins que certains habitants de Nariomagus ! lança-t-il énervé.
Il regretta d’avoir lancé cette pique, car la foule commençait à s’échauffer.
Taxus cria pour exciter encore plus les badauds :
- Tu insultes maintenant nos proches pour défendre de parfaits étrangers ! Mais qui sont-ils à la fin pour te faire ainsi perdre la tête ? T’auraient-ils jeté un sort ?
A ces mots des mains emprisonnèrent puissamment les enfants. Ils étaient pris au piège ! Faustus, à l’aide ! voulut crier Sacha, mais la peur le bloquait.
Une voix s’éleva, couvrant toutes les autres. C’était un géant qui s’exprimait. Il mesurait pas loin de deux mètres de haut, avait les yeux clairs, une allure imposante et une barbe bien entretenue.
- Lâchez-les ! Ils sont sous ma protection !
Le silence se fit instantanément. Des murmures s’élevèrent. Oui, ils avaient remarqué cet homme qui s’exprimait peu, un nouveau venu, certainement un riche romain venant d’une contrée lointaine, car il avait un accent indéfinissable.
- Qui es-tu, toi, pour nous donner des ordres ? S’écria Taxus en le toisant.
- Marcus Curius Maximus, questeur de la province d’Aquitaine. Ces enfants sont sous ma protection. Nous logeons chez mon ami Faustus !
A ces mots la foule recula d’un pas, sentant le vent tourner en faveur de Faustus et de ses amis.
Taxus, se voyant déjà accusateur et juge du tribunal qui réglerait leur compte à Sacha et Thibaut, continua sur sa lancée :
- Faustus m’a gravement accusé d’un forfait que je n’ai pas commis. Mais ces gosses, oui, ils ont pu, car ils logeaient sous le même toit que Faustus. Ils ont usé de sorcellerie pour le plonger dans un profond sommeil et l’abuser ! Allons à la basilique régler ceci une fois pour toute. Les curiales[1] jugeront !
[1] Propriétaires aisés siégeant au corps municipal de la cité
[1] Dague !
[2] Manteau formé d’une seule pièce d’étoffe
[3] Clermont-Ferrand
Episode 12
Des deux Duumvirs[1] municipaux de la ville, seul le magistrat Quintus Manius Tullius était présent à la basilique. Il devait régulièrement régler des litiges entre commerçants et clients, régulièrement du vol à l’étalage qui se terminait mal. Le commerçant punissait lui-même, et souvent de manière violente, le voleur.
Ainsi ce dernier subissait un châtiment supérieur à ce que demandait la loi du talion, en vigueur en ce temps. Le magistrat devait donc généralement rendre un châtiment contre le juste, qui sous l’effet de la colère se transformait en tortionnaire.
Il se remémora une de ses phrases préférées du grand Sénèque : « Le sage ne prononce pas une peine parce qu’une faute a été commise, mais pour qu’il ne soit plus commis de fautes ». C’était son credo. Contrairement à beaucoup de ses pairs qui siégeaient à la municipalité par obligation[2], lui acceptait sa charge et l’exerçait avec bienveillance et sans corruption.
Il fut interrompu dans ses pensées par un grand tumulte. Les portes s’ouvrirent en grand, livrant le passage à une petite dizaine de personnes.
Il reconnut Taxus, le fils du serrurier, qui semblait surchauffé, suivi de Faustus le potier, puis de deux jeunes garçons et d’un homme qu’il ne connaissait pas, mais qu’il avait déjà croisé la veille aux thermes. Le cortège se termina avec l’entrée de la plèbe qui ne savait que faire pour s’amuser et rechercher de quoi colporter de nouveaux ragots.
Ne serait-ce pas ces deux jeunes garçons qui se seraient opposés à Bratonos ?
Marcus profita du bruit ambiant pour se pencher vers les deux jeunes et leur chuchota dans la langue de Molière :
- Chut, taisez-vous. Ne prononcez aucun mot. Cela pourrait vous porter préjudice.
Sacha et Thibaut en avaient les yeux ronds, et restèrent bouche bée. Un romain parlant couramment le français du XXIème siècle ?
Sacha souhaita prendre la parole pour se défendre, mais le visage de leur interlocuteur était très sévère, aussi n’osa-t-il plus ouvrir sa bouche.
Soudain le jeune visiteur comprit à qui ils avaient affaire. Son visage s’illumina. Ils étaient sauvés.
En entrant dans ces lieux empreints de respect, le brouhaha diminua. Taxus sembla soudain revenir aux réalités, il devint rouge, légèrement intimidé d’être le chef de file d’une troupe aussi hétéroclite.
- Alors, que se passe-t-il ? demanda Quintus, d’un ton supérieur et ne laissant pas de place à la moindre incartade.
Dans une synchronisation parfaite, Faustus et Taxus tentèrent d’expliquer ce qui les amenait ici. Aucun des deux ne laissa la parole à l’autre, si bien que leurs propos furent inintelligibles.
- Silentium[3] ! cria Quintus. Vous n’êtes pas à la foire ! Vous êtes dans un tribunal !
Le silence retomba brutalement. Les deux protagonistes étant douchés, aucun des deux n’osa reprendre la parole.
- Faustus, parle !
Quintus laissait l’avantage au plus âgé, comme le voulait la bienséance. Il avait compris que le litige concernait essentiellement ces deux personnes, et non le reste de la troupe.
- Voici les faits, exposa Faustus : ce matin, je me suis réveillé, constatant qu’une partie de mes biens avait mystérieusement disparu. La porte était close. Le coffre qui contenait mes valeurs a été fracturé, mais pas la porte d’entrée, signe que la personne avait la clef pour entrer.
Faustus marqua un léger temps d’arrêt pour être certain que Quintus comprit l’allusion puis repris :
- La semaine dernière, nous avons été victime d’une effraction qui nous a conduit à changer notre vieille serrure. Taxus est venu la remplacer et je suis persuadé qu’il est le voleur de cette nuit, car la serrure ne comporte aucune trace de forçage. Elle fonctionnait très bien ce matin. Je dors avec l’unique clef de la villa. J’ai fouillé moi-même chaque recoin de la maison et de la propriété, mon trésor s’est tout simplement volatilisé.
- Faustus, à combien s’élève le montant du préjudice ? S’enquit Quintus.
- Elevé. Il s’agissait d’offrandes que ma famille faisait aux dieux lares depuis plusieurs générations. Nous les enrichissons périodiquement. Je puis décrire avec exactitude chacun des biens manquants.
- Taxus, qu’as-tu à répondre à cette accusation ?
A ces mots Taxus rit fort, et prit son temps. Il se complaisait à produire un effet de supériorité.
- Je réponds que j’ai passé la nuit chez moi, soignant mon père malade. Ce dernier en portera témoignage.
Voilà une affaire intéressante songea Quintus. Des biens qui disparaissent mystérieusement. Le mot mystère lui fit revenir en mémoire les enfants.
- Et ceux-là, que font-ils ici ?
A ces mots Taxus prit la parole immédiatement et répondit :
- Eux, ils sont hébergés par Faustus. Le berger accueille le loup chez lui et il s’étonne de voir disparaître ses agneaux. Interroge-les, Quintus, tu verras si je dis vrai !
- Qui êtes-vous ? Demanda Quintus en fixant les enfants.
Sacha avait compris le sens de la phrase. Il rougit, ne sachant s’il devait répondre ou obéir au géant juste derrière lui. Il ouvrit la bouche lorsqu’une voix s’éleva derrière lui :
- Ça suffit ! Je suis Marcus Curius Maximus, questeur de la province d’Aquitaine. Ces jeunes gens m’assistent dans la tâche qui est mienne. Je suis chargé d’enquêter sur certains faits qui se sont déroulés dans cette cité dernièrement.
- Vous comprendrez, reprit-il après un court moment de silence, que notre enquête devait se passer dans certains milieux sans pour autant laisser filtrer le moindre soupçon sur notre identité. Mon vieil ami Faustus s’est proposé de nous accueillir. Je lui ai laissé mes assistants pendant que je menai les investigations de mon côté.
A ces mots Quintus sut qu’il marchait sur des œufs. La province et l’Empire avaient besoin de fonds de plus en plus importants. C’était la curie, dont il faisait partie, qui assurait une partie importante de ce financement. Charge à la curie de reprendre cet argent en imposant les habitants de la cité.
Il pensait deviner pour quelle raison Marcus était ici : chaque cité se devait d’offrir à l’Empereur des cadeaux de plus en plus somptueux. Mais les derniers cadeaux n’avaient pas été aussi luxueux que par le passé. Les caisses de la ville, c’est-à-dire les caisses de chaque édile se tarissaient de plus en plus. L’époque incertaine engendrait moins de venues de riches romains. Le commerce allait moins bien, donc les rentrées avaient été plus faibles.
Le personnage était important et puissant, il fallait le ménager. D’autant plus qu’il avait manipulé intelligemment la population, la laissant se concentrer sur deux jeunes gens étranges plutôt que de s’intéresser à lui, Marcus.
Ainsi, il avait eu le champ libre pour faire le tour de tous les commerçants, villas, édiles, étudier le comportement de chacun sans qu’il suscite la moindre interrogation.
Il réfléchit également au vol de Faustus. N’était-ce pas un habile stratagème pour voir comment se déroulait une enquête et juger la curie en place ? Décidément ce dossier ne serait pas facile. Mais il savait maintenant quel choix il devait faire.
Se retournant vers Taxus, Quintus lui dit d’une voix grave :
- Taxus, une accusation de vol est portée contre toi, le montant est considérable. Tu connais notre loi. Si tu es déclaré coupable, tu devras payer quatre fois le prix du montant du vol à Faustus mais aussi la même somme aux dieux lares.
A ces mots, Taxus prit une teinte blanchâtre. Il se déstabilisa car il savait que ni lui, ni son père ne pourrait payer ces sommes s’il était déclaré coupable. Il se reprit vite, rien ne le désignait coupable. Après tout, un autre artisan aurait pu ouvrir cette porte, avec des outils adaptés.
Il dit d’une voix qu’il n’arrivait pas à maîtriser correctement :
- Je ne suis pas allé chez Faustus cette nuit, je ne lui ai rien dérobé.
Quintus sentit que malgré la sincérité et la bonne foi dont faisait preuve Taxus, ce dernier lui cachait quelque chose. Il reconduisit ses accusations en se faisant plus insistant :
- En outre, Taxus, si tu fais maintenant un faux témoignage, c’est-à-dire que tu caches des éléments en ta possession, tu seras banni.
Taxus trembla comme une feuille. Le bannissement était ce qui pouvait lui arriver de pire. Il préférait la mort en guise de châtiment. Le bannissement privait le citoyen romain de tous ses privilèges, ses biens, propriétés. Il pouvait même être vendu comme esclave. Il n’était plus rien.
A ces mots, il s’écroula et tomba à genoux, les mains sur ses yeux pour empêcher ses ennemis de voir les larmes couler. Il était tiraillé entre ses rêves de gloire qui auraient pû se réaliser par l’ascension de son ami, et la peur qu’il éprouvait de tout perdre, de voir son père mourir de chagrin dans le dénuement le plus complet.
Quintus se dit que l’oiseau était à point, qu’il suffisait d’insister encore un peu pour obtenir des aveux.
C’est alors que les portes du tribunal s’ouvrirent en grand et que Bratonos fit une entrée théâtrale, drapé dans un pallium noir.
- Que se passe-t-il ici ? Fit-il en s’approchant de Taxus.
Il lui posa une main ferme sur son épaule et le releva avec fermeté.
- Allons Quintus, quelles sont ces méthodes barbares infligées à Taxus ? Que cherches-tu à lui faire avouer ? Tu le discrédites aux yeux de la communauté, car tu n’es pas juste. Taxus te remplacera bientôt.
- Bratonos, répondit Quintus d’un air las, que viens-tu embrouiller cette situation ? je connais ton appétit et celui de Taxus, vous n’êtes que deux vauriens !
Le magistrat n’était pas fier, car il avait lancé cette accusation sous le coup de la colère, jamais personne ne s’étant permis de le reprendre comme un enfant dans son propre tribunal.
Quintus reprit un peu de prestance et lâcha :
- Taxus me semble bien faible aujourd’hui, lui qui fanfaronne et parade, le voici aujourd’hui à nos pieds pour une faute qu’il n’aurait pas commis.
Pendant ce temps, Sacha, peu rassuré, se rapprocha de Bratonos et examina avec minutie le pallium de ce dernier.
Il eut une exclamation étouffée puis s’exclama en désignant Bratonos :
- C’est lui le voleur !
La foule gronda, car personne ne connaissait la langue de garçon, qui s’obstinait à ne pas parler latin !
Quintus pensa que les événements prenaient une bonne tournure et se tourna vers Marcus :
- Peux-tu traduire ses propos ?
Marcus demanda alors à Sacha :
- De quoi parles-tu ? Tu vas nous mettre dans le pétrin !
Faustus avait lui aussi compris et sortit de sa poche le morceau de tissu que Sacha avait trouvé sur le mur.
- Voleur, dit-il à l’adresse de Bratonos, sale petit voleur. Tu es la honte de ta famille et de notre cité !
Thibaut s’était déjà saisi de la toge, avait trouvé la déchirure et Faustus posa le morceau qu’il tenait en main. Les deux pièces s’adaptaient parfaitement.
Faustus s’éclaircit la voix et dit :
- Quintus, en faisant le tour de ma propriété, nous avons trouvé sur la partie de notre mur qui est effondrée, ce morceau de tissu. Il est le morceau manquant du pallium que porte en ce moment Bratonos.
- Bratonos, lança Quintus, qu’as-tu à répondre pour ta défense ?
Bratonos s’en donna à cœur joie. Il allait encore les berner.
- Quintus, J’avoue ! Oui, j’avoue tout !
A ces mots une clameur s’éleva des rangs des visiteurs, surpris du rebondissement que prenait cette affaire. Décidément, c’était une bonne journée !
Bratonos reprit de plus belle :
- Oui, j’avoue mon crime : aimer Fausta d’un amour immodéré ! Quel mal ai-je donc commis en allant épier ma chère et tendre Fausta au clair de lune ? Est-ce un crime que de contempler celle qui ne veut pas vous donner son amour ? Déclama-t-il d’un ton mielleux et insultant, pour Quintus et Faustus.
Le potier sentait qu’il ne gagnerait pas la partie face à cet adversaire redoutable. Non seulement il l’avait dépouillé, mais maintenant il lui faisait perdre la face devant toute sa communauté.
- Le poignard s’écria Sacha qui avait senti le revirement de la situation !
Thibaut se précipita sur Bratonos pour lui arracher sa dague, mais ce dernier fut plus rapide et la tira en premier, menaçant le jeune garçon de son arme.
- Sale fouineur, Mercure t‘accueillera ce soir, dit le coupable en voulant planter son poignard dans le cœur de Thibaut.
Mais ce dernier, très vif, se baissa prestement. Le bras de Bratonos remonta de bas en haut pour ouvrir Thibaut en deux, mais ne rencontra que le vide. Le fougueux Nérisien du XXIème siècle fit le premier plaquage de l’Histoire ! Déséquilibré, Bratonos parti à la renverse.
Sacha, ne voulant pas être en reste, se jeta sur la poitrine de Bratonos pour le maintenir au sol et lui écrasa le bras pour lui faire lâcher son poignard.
- Enfin, se dit-il, je tiens ma revanche ! Il est finalement moins impressionnant à terre que debout.
Tout s’enchaîna très vite. Faustus ramassa la dague. Sacha lui tendit le tesson où étaient notées les dimensions de l’outil qui avait servi à fracturer le coffre aux offrandes. Elles correspondaient parfaitement à l’arme de Bratonos.
- Quintus, dit le potier, voici l’ultime preuve, l’arme qui a servi à ouvrir mon coffre. Je te propose de venir en ma demeure pour contrôler mes dires.
- Ce ne sera pas la peine, dit une voix blanche.
C’était Taxus qui avait compris que le revers de la situation était irrémédiable et souhaitait échapper à toute poursuite et déshonneur.
- J’avoue, c’est bien Bratonos qui a commis le méfait. Il m’a forcé à remettre un double de la clef de la porte de Faustus.
- Traître marmonna Bratonos. Il s’égosillait, les mots qui lui venaient à la gorge ne sortaient pas car Sacha et Thibaut le tenaient fermement à terre, un bras sur sa poitrine.
Quintus trouva finalement que la journée était excellente. L’affaire était résolue et les assistants de Marcus mis hors de cause. De plus il venait d’écarter Bratonos de la cité. Il n’avait jamais pu prouver les malversations dont il le soupçonnait jusque-là.
Le magistrat devait maintenant rendre un jugement, qui serait dur, cruel même pour le père de Bratonos, car il devrait certainement se séparer de sa villa pour payer ce que doit son fils.
- Bratonos, je peux alléger ta peine, dit Quintus si tu nous révèles où tu as caché le contenu de ton larcin. Cela nous éviterait aussi de fouiller la maison de ton père. Aie pitié de lui, il t’a élevé dans la dignité, ne le roule pas dans la fange.
Bratonos sortit un rire à la limite de la démence et regardait Quintus avec des yeux de fou. Il reconnaissait qu’il avait perdu cette manche. Au pire il serait banni, récupérerait alors le magot enfoui, son trésor, et se referait une autre vie ailleurs.
- Jamais, vous m’entendez ! Jamais vous ne retrouverez quoi que ce soit ! L’empreinte du poignard peut aussi venir d’une autre arme que le mienne. Vous le savez tous, cria-t-il en désespoir de cause, malgré le faisceau de preuves qui s’accumulait contre lui, et la trahison de Taxus.
C’est alors que Sacha remarqua ses sandales. Malgré un nettoyage à l’eau claire que Bratonos avait effectué lui-même, il restait quelques morceaux d’argiles collés.
Sacha prit la dague de Bratonos des mains de Faustus, gratta la semelle et fit tomber à terre une petite plaque d’argile qu’il écrasa sous ses doigts et sentit.
- Je sais où il a caché le butin, dit-il d’un pas tranquille.
[1] Autorité municipale formée de deux personnes
[2] La loi romaine obligeait les personnes fortunées à gérer la cité. Ils devaient payer les impôts de la ville à Rome de leur propres deniers et lever un impôt sur les habitants pour ce rembourser, ce qui occasionnait toute sorte de corruption.
[3] Silence
Episode 13
La petite troupe était réunie dans l’atrium. Elle était composée de Faustus, Fausta, Sacha, Thibaut et de Marcus Curius Maximus.
Sacha l’avait deviné, le questeur romain et Jean-François Guérin ne faisaient qu’un. Marcus était le fameux physicien disparu.
Ils discutèrent tous les trois en Français. Nos amis gallo-romains essayaient de suivre la conversation en identifiant quelques similitudes avec leur langue, mais sans en saisir pleinement le sens.
Jean-François prit la parole en premier :
- Je me présente, Jean-François Guérin, physicien et inventeur d’une machine un peu particulière que vous avez certainement utilisée…
- Oui, répondit Thibaut, mais la maison était vide depuis des années, et puis nous ne venions que récupérer une balle de tennis perdue dans votre cave !
- C’est vrai, surenchéri Sacha. Simplement, nous n’aurions peut-être pas dû forcer la porte en fer pour découvrir l’origine des bruits mystérieux.
- Depuis des années, dites-vous ? Mais de quand venez-vous ?
- De 2016, répondit Thibaut, nous sommes exactement, enfin étions, le cinq juillet 2016, hier après-midi.
- Seigneur, 2016 … 32 ans ! Qu’a-t-il pu se passer ? je ne suis parti qu’hier !
Jean-François se plongea dans ses réflexions et marmonna :
- Voyons, réfléchissons. J’aurai manqué mon rendez-vous de retour, je serai coincé ici. Mais ce n’est pas le cas. Le système de navigation fonctionne correctement, je n’ai jamais eu de problème lors des nombreux tests que j’ai faits avec des objets ou des animaux.
Il se leva, tourna en rond, mais ne comprenait pas :
- Vous me dites que la maison est vide, mais que de temps en temps l’entretien est fait. Ce qui est vrai car j’ai missionné une entreprise sur les cinquante ans à venir pour le faire, au cas où j’aurai du retard…
Mais je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas rentré comme j’aurais dû le faire.
Jean-François s’énervait de plus en plus, il était visiblement sous le choc de la nouvelle. Soudain son long visage s’éclaira :
- Ah, j’y suis ! s’exclama-t-il. Je vais vous expliquer, vous allez comprendre :
J’utilise des trous de ver pour passer d’une époque à l’autre. Plus exactement, ma merveilleuse machine fait transiter ce qui est sur la plate-forme dans un trou de ver. Mais un envoi signifie qu’elle attend un retour. Et dans notre cas, elle a eu deux envois consécutifs, le mien et le vôtre, sans avoir de retour intermédiaire.
Ce qui signifie que je dois rentrer avec vous.
Sacha intervient dans son monologue :
- Au bout de combien de temps deviez-vous rentrer ?
- deux jours.
- Comme nous. Je ne vois pas ce qui aurait empêché votre machine de vous ramener au bout de deux journées en 1984. Je pense que votre machine ne fonctionne pas, tout simplement ! Ce qui voudrait dire que nous sommes coincés ici pour l’éternité, finit-il sur un ton las.
- Non, c’est faux ! le temps n’est pas linéaire mais au contraire enchevêtré sur lui-même et l’espace. C’est ce qui est merveilleux et extraordinaire !
Jean-François avait les yeux qui brillaient. Les enfants étaient très impressionné, il « voyait » à travers le temps comme personne ne pouvait le faire.
- C’est simple, reprit-il avec enthousiasme. Votre envoi a tout simplement perturbé le mien, ils se sont enchevêtrés. A combien de temps exactement avez-vous programmé le retour ?
- Nous n’avons rien touché, se défendit Thibaut sur ses gardes. Il se remémorait les conséquences malheureusement de son geste de la veille. Le dernier afficheur indiquait deux.
- Parfait ! s’exclama l’inventeur. Deux jours ! Savez-vous à quelle heure précise vous êtes partis ?
Les 2 enfants se regardaient, sans trop être sûr, vu que ni l’un ni l’autre n’avaient de montre.
- Nous avons quitté le terrain de tennis à 18h30, dit Sacha.
- Oui, nous avons discuté en remontant jusqu’au Péchin, soit 15 minutes de plus…
- Et enfin 15 minutes pour ouvrir la porte, dérégler les chiffres et appuyer sur le bouton, soit environ 19h00.
Jean-François rayonnait :
- Il est environ 14h00 de notre heure. Nous avons le temps. Mais ne laissons pas passer notre chance. Nous finirons l’après-midi dans le buisson dans lequel nous sommes arrivés.
Son visage se ferma brusquement, il fronça les sourcils et s’exclama :
- Oh, fit-il, c’est dramatique !
- Quoi ? ? ? S’écrièrent en chœur les ados ?
- Cela signifie que les bonds dans le temps n’auront plus 1984 comme année de référence, mais 2016. Donc je ne pourrai plus vivre en 1984 comme je l’entends, mais seulement y rester un temps déterminé. Au-delà, je devrai revenir en 2016, ou bien les sauts risquent forts de se trouver bloqués…
- C’est ironique, annonça-t-il, le premier voyageur du temps désynchronisé de son temps !
Sacha ne savait trop que penser de cet exposé. Devait-il s’en réjouir, car ils pourraient peut-être de nouveau voyager ?
- Quoiqu’il en soit fini Jean-François, je pense que pour aujourd’hui nous pouvons revenir en 2016.
Faustus et Fausta avaient assistés à ces échanges sans trop comprendre. Ils comprenaient seulement qu’ils allaient tous repartir. D’ailleurs, Jean-François les remercia de leur hospitalité, leur expliqua qu’ils devraient repartir en fin de soirée. Il leur dit qu’ils partiraient d’une manière un peu curieuse, mais qu’ils ne devraient surtout pas en parler à quiconque.
Faustus était un peu triste de la fin de ces aventures, mais ravi qu’enfin tous ces mystères qui pesaient sur son toit soient éclaircis. Enfin, il n’était pas mécontent d’être débarrassé une fois pour toutes de Bratonos.
Il ne connaissait pas le châtiment que lui réservait Quintus, mais il pariait qu’il serait au minimum jeté en prison pour de nombreuses années.
Par amitié et respect pour le père de Bratonos, Faustus n’avait réclamé aucun dommage. Il avait simplement récupéré les bijoux volés, les avait nettoyés et les portait sur lui en attendant que Taxus vienne remplacer la serrure du coffre, à ses frais.
Faustus savait qu’il ne risquait rien de la part de Taxus, ce dernier avait compris la leçon et revenait dans le droit chemin.
Fausta, quant à elle, était très triste d’être séparée de ses nouveaux amis, surtout de Sacha. C’était un garçon courageux et valeureux, elle aurait souhaité qu’il resta.
Pas seulement pour occuper deux places vacantes au sein de la villa mais bien parce qu’elle ressentait un sentiment nouveau, qu’elle ne savait définir avec précision.
Des larmes perlèrent le long de ses yeux.
Sacha s’approcha d’elle, lui prit la main et l’emmena se promener entre le buisson et le puits. Il ne savait quoi lui dire. Il était aussi triste que son amie.
Il rechercha dans son dictionnaire de quoi constituer une phrase à peu près correctement tournée, et lui dit :
- Fausta, si tu as un jour besoin de mes services, grave ton nom et le nombre de jours qui se sont écoulés depuis ce soir, sur cette pierre.
Ce faisant il désigna une pierre plus grande que les autres qui ressortait sur le mur d’enceinte.
- Je saurai que tu as besoin d’aide et je me débrouillerai pour venir te secourir.
Je n’habite pas loin, dit-il, mais sans cela, je ne suis pas sûr de revenir un jour.
A ces mots Fausta se réfugia dans ses bras, comme une enfant. Elle en eut presque honte et se retira en gardant les mains de Sacha dans les siennes.
Merci, lui dit-elle, tu es un homme valeureux
EPILOGUE
Le soleil descendait doucement dans le ciel, lorsque Fausta et son père virent leurs trois amis disparaître soudainement, sans aucun signe annonciateur, ni souffle ni éclair.
Ils étaient partis, définitivement partis, pensait Fausta en sentant son cœur se soulever, gonflé de larmes qui ne demandaient qu’à devenir torrent.
Elle s’enfuit en courant jusqu’au champ.
Nos trois héros se retrouvèrent soudainement sur la plate-forme de la machine, dans la cave.
Jean-François se demandait s’il devait sortir découvrir 2016, ou bien rentrer chez lui.
Mais sortir en toge risquant de poser beaucoup de questions, il décida de revenir quelques jours en 1984.
- Sacha, Thibaut, je reviendrai vous voir. Vous me ferez visiter votre époque. Après tout, en 1984, nous rêvons tous de l’an 2000. Je vais en profiter !
Il programma la date de sa destination, hésita, régla sept jours de voyage en 1984, et mit le lendemain en date du retour. Ainsi ils se retrouveraient dans une semaine pour lui, et une journée pour les jeunes aventuriers.
Sacha et Thibaut étaient très tristes. Ils avaient vécu une aventure merveilleuse dont ils ne pourraient parler à personne. Et le seul témoin vivant de cette aventure allait, lui aussi, les quitter.
- Sacha, Thibaut, je reviendrai vous voir demain. Soyez à l’heure, dit François dans un grand sourire. Vous me ferez découvrir le XXIème siècle. Ah, j’oubliai, voici la clef de la porte de la maison, c’est tout de même plus pratique !
- Au revoir François, dirent les deux jeunes voyageurs du temps, la gorge serrée, à demain !
Sans bruit, l’inventeur disparut et les deux enfants se retrouvèrent seuls, le cœur gros, prêt à exploser.
- Crois-tu qu’il sera là demain ? demanda Thibaut.
Sacha avait dans son cœur un sentiment nouveau et pensai à Fausta, sa chère Fausta comme il se surprit à le murmurer. Il répondit distraitement à Thibaut :
- Oui, bien sûr. Il reviendra, c’est certain.
Ils montèrent à l’étage par un escalier en béton, traversèrent un couloir et arrivèrent à la porte d’entrée de la maison. Sacha introduisit la clef dans la porte et la fit jouer dans la serrure. Il franchit le seuil et entendit l’église de Néris-Les-Bains, l’ancienne basilique, égrener huit coups.
FIN DU PREMIER TOME
L’aventure continue avec le second tome des Visiteurs du Temps :
SOS à travers le Temps
Et pour en savoir plus sur Olivier Lunaires, l’auteur de « Premier Saut » et des autres tomes à venir qui compléteront la collection « Les Visiteurs du Temps », c’est ici.